Enjeux et Aléas de la Réforme grégorienne.
Nous avons été habitués à voir l’histoire comme des moments fixes, des photographies, qu’il fallait reclasser dans un ordre chronologique pour ne pas s’embrouiller. Nous risquons donc d’avoir gardé une vision assez fixiste, dogmatique de l’histoire. Rares sont en effet les enseignants qui nous ont permis d’abord de comprendre comment telle décision prise à un moment donné de l’histoire d’une institution voulait répondre à un problème précis, daté, situé qui se posait à elle ? Pourquoi telle solution a été retenue et appliquée au lieu d’autres solutions possibles ? Pourquoi ce choix de préférence ? D’où l’importance de voir comment les choses sont arrivées, puis de resituer ces faits dans une évolution, de voir comment tel fait n’était que la conséquence d’un enchainement de faits antérieurs. On pourrait parler de sens de l’histoire. Tout fait est à replacer dans son contexte historique, social, culturel, économique, religieux.
Ainsi en va-t-il de cette règle disciplinaire du célibat des prêtres.
Arrêtons-nous aujourd’hui autour de cette « Réforme grégorienne » et de ce fameux personnage le moine bénédictin Hildebrand qui devint le pape Grégoire 7 et inspira la dite réforme. Elle avait 3 objectifs :
Un premier objectif : assurer l’indépendance du clergé. Pas de nominations par des laïcs, fussent-ils princes ou empereurs. Ce fut le conflit avec les Empereurs du Saint Empire romain germanique qu’on a appelé la « querelle des investitures « , chacun s’estimant comme le représentant de Dieu sur terre ! Nous en avons déjà parlé (PJ20 de Mars 2013).
Un second objectif : la réforme du clergé. Il était très lié au premier dans la mesure où les papes pensaient que l’inconduite des clercs provenait de leur soumission aux laïcs car ceux-ci les investissent en fonction non pas de leur piété, mais des avantages matériels que cette nomination pouvait leur procurer. On parlait alors de lutte conte le « Nicolaïsme « , à savoir le fait pour un homme d’église de vivre en couple avec une femme. Mais la réforme se poursuivra jusqu’au mariage chrétien des laïcs dont l’église fera un sacrement et qu’elle réglementera.
Un troisième objectif concerne la place et le rôle du pape. Jusque-là, les églises de chaque royaume étaient plus ou moins autonomes autour et avec le concours du prince; les évêques du pays en assuraient la direction collégialement. A partir du 11ème siècle le Pape se positionne catégoriquement comme l’autorité suprême. En 1059, Nicolas 2 réserve l’élection du pape à un collège de cardinaux, c’est à dire aux patrons des différentes églises de Rome. Il s’entoure d’une « curie » de plus en plus importante qui va contrôler tout ce qui se passe dans les églises. Et il va multiplier les interventions pontificales. Mais Grégoire 7 ira beaucoup plus loin.
Cette réforme porte le nom de Grégoire parce que ce moine de Cluny en fut l’inspirateur. Pendant vingt-cinq ans, il seconda cinq papes depuis Léon 9 jusqu’à devenir pape lui-même en 1073. Mais elle se prolongea bien au-delà. Elle marque un réel tournant dans l’histoire de l’église catholique.
Dès son accession au « trône pontifical « , Grégoire ne rentre pas immédiatement en conflit avec les grands; il s’attaque dans un premier temps aux prêtres mariés. Il exige le célibat des prêtres. C’était loin d’être le cas. En Espagne depuis le 8ème siècle la mariage leur était autorisé par le roi Witiza. Autorisé aussi par l’évêque de Turin. Les évêques de Toul, Spire et Lausanne étaient eux-mêmes mariés, sans parler de l’Angleterre… Or Grégoire est un moine bénédictin. Il est attaché à l’idéal d’une vie monastique; c’est pour lui le seul modèle valable pour le clergé. (On voit déjà ici poindre une contradiction : dans la vie religieuse, le moine choisit à titre personnel de faire les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Alors que les prêtres de paroisses sont appelés à exercer une fonction collective, celle d’animateurs de communautés de chrétiens. Il y voit aussi une force pour l’Église. Il souhaite des clercs uniquement préoccupés d’elle, sans famille, indépendants des liens sociaux et, par suite, de l’emprise des laïques, et aussi, (important !) inaptes à fonder une caste héréditaire prompte à s’approprier les biens d’Église. Dès 1074 (il a été élu en 73 !), des décisions sont prises pour écarter les prêtres simoniaques (ceux qui ont acheté leur charge) ou les ‘concubinaires’ comme il les appelle. En 1079, il fait interdire l’accès aux églises pour les prêtres mariés ou vivant en concubinage. Or les premiers étaient alors mariés en toute légitimité !
Ces décrets sont contestés par de nombreux prêtres allemands qui traitent Grégoire VII de fou et d’hérétique, infidèle à l’enseignement du Christ (Math. 19, 11) et de l’apôtre Paul (l Cor. 7, 9). Les évêques embarrassés, principalement en Allemagne, ne montrent aucun empressement à appliquer ces décisions. Doutant de leur zèle, le pape ordonne aux ducs de Souabe et de Carinthie d’empêcher par la force les prêtres rebelles d’officier. Il se voit alors reproché par certains évêques d’avoir abaissé par cette décision l’autorité épiscopale devant le pouvoir séculier. Dans un premier temps, l’empereur Henri IV, déjà occupé par la révolte de ses grands féodaux, tente d’apaiser le conflit. Il propose de jouer les conciliateurs entre les légats pontificaux et les évêques allemands. Grégoire VII triomphe pourtant en Allemagne: les prêtres mariés y sont bafoués, parfois torturés et exilés; leurs femmes, légitimes pourtant, sont mises à l’index de la société, insultées et nombre d’entre elles périrent de faim ou de désespoir.
Aux fêtes de Noël 1075, une révolte est organisée à Rome par le chef de la noblesse opposée aux réformes. Grégoire VII est arrêté alors qu’il officie dans la Basilique Sainte Marie-Majeure et enfermé dans une tour. Mais il est délivré par le peuple dont il a le soutien, ce qui lui permet de réprimer la révolte. En Espagne, sous la pression de l’envoyé pontifical, le concile provincial de Burgos en 1080 prescrit aux ecclésiastiques de renvoyer leurs femmes, mais l’ordre ne sera exécuté qu’au 13ème siècle, sous le roi Alphonse dit le Sage, dont le code punit le mariage sacerdotal.
En France et en Angleterre, les choses sont plus difficiles. Le synode de Paris (1074) déclare les décrets romains intolérables et déraisonnables. Un synode se tient à Poitiers en 1078. Un canon menace ceux qui assistent à la messe d’un prêtre réfractaire, mais les évêques ne peuvent guère mettre ce canon en vigueur sans l’appui du bras séculier, et les mariages ecclésiastiques persistent.
Outre-Manche même, Guillaume le Conquérant ne fait rien pour appliquer la réforme. Le concile de Winchester autorise en 1076 les prêtres mariés à garder leurs femmes. Le concile de Londres de 1102, sous l’inspiration d’Anselme, ordonne le renvoi, mais sans prescrire de pénalités. Le second concile de Londres (1108) n’a d’autre effet que d’aggraver le désordre des mœurs dans le clergé. Ainsi la volonté du Pape rencontre de grandes résistances et la révolte gronde un peu partout.
Mais Grégoire VII veut aussi engager la bataille sur l’autre terrain, celui des investitures. Comme il ne peut se payer le luxe d’affronter à la fois l’Empereur et les rois de France et d’Angleterre. Il ménage donc ces deux derniers.
Nous sommes alors en pleine confrontation entre le pape et l’Empereur du Saint Empire romain germanique (nous en avons parlé dans le N°20 de Mars 2013).
C’est tout le problème des relations entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel : il s’agit de savoir qui dirige « au nom de Dieu « , le pape ou l’empereur ! L’effacement du pouvoir impérial avait dans un premier temps permis au pontife romain d’affirmer son indépendance et de se positionner même comme protecteur des populations civiles face aux barbares lorsque l’empire romain succomba sous leur poussée. Mais, à partir de 962, l’empereur du Saint Empire romain germanique prend le contrôle de l’élection pontificale et nomme lui-même les évêques de son Empire, affirmant la prééminence de son pouvoir sur celui de l’Église. Cependant la mainmise des laïcs sur le clergé est telle qu’elle finit par susciter une réaction de l’Église. Commence alors au milieu du 11ème siècle la Réforme grégorienne. La perspective : unifier l’église derrière l’autorité souveraine du Pape en arguant du fait que « m’a été donné de Dieu le pouvoir de lier et de délier, sur Terre comme au Ciel » ; affirmer la primauté de l’évêque de Rome et pour cela, échapper à l’autorité de tout autre pouvoir laïc. On peut le voir aussi d’une autre manière : marquer définitivement la rupture entre clercs et laïcs.
En 1059, le pape Nicolas 2 avait réussi à soustraire la nomination des papes à l’autorité de l’Empereur en la réservant aux cardinaux. Il était soutenu (en cela) par la toute puissante abbaye de Cluny recrutant dans les hautes couches de la société et déjà forte de centaines de couvents à travers l’Europe. Il restait à soustraire de l’autorité du même Empereur la nomination des évêques. C’est la « querelle des investitures « ; elle va durer près de 50 ans, de 1075 à 1122, et même 1139. Une longue négociation, mêlée de 4 excommunications de l’Empereur, de « déposition » du Pape par une diète tenue par l’empereur en présence de nombreux évêques allemands, d’invasion de Rome avec capture du pape et des cardinaux…, un vrai roman d’aventure !
Ainsi Grégoire 7 enclencha une période troublée de lutte sur plusieurs fronts, à la fois contre les princes laïques et contre les évêques et les prêtres, période qui aboutit aux deux Conciles du Latran, ceux dont on parle couramment pour dire qu’ils ont imposé la discipline du célibat ecclésiastique. Au 12ème siècle, le Latran (« le Palais du Latran » adossé à la magnifique Basilique Saint Jean de Latran), c’est le siège de la papauté, l’équivalent du Vatican d’aujourd’hui !
Pour remettre de l’ordre dans la grande maison, Grégoire 7 puise sa force dans de redoutables convictions. Nous les retrouvons dans un écrit datant de 1075 et intitulé « Dictatus papae ». On pourrait en résumer ainsi les idées maîtresses : Dans la société chrétienne, cimentée par la foi, l’ordre laïque a pour fonction l’exécution des commandements de l’ordre sacerdotal dont le pape est le maître absolu. Vicaire du Christ, il est le seul titulaire légitime de l’Empire, puisqu’il est le vicaire du Christ, « l’empereur suprême = Pontifex maximus « . Il peut déléguer ce pouvoir et reprendre sa délégation. L’empereur n’est plus le coopérateur du pape, mais son subordonné. Il doit exécuter le programme de réforme défini par le pape. Or ce programme remettait en cause l’Église impériale (Reichskirche).
Il faut cependant en citer quelques extraits pour mieux comprendre cette arrogance de l’autorité pontificale :
« 1. L’église romaine a été fondée par le Seigneur seul. 2. Seul le Pontife romain est dit à juste titre universel. 3. Seul, il peut déposer ou absoudre les évêques. 8. Lui seul peut porter les insignes impériaux. 9. Du Pape seul tous les princes doivent baiser les pieds. 10. Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises. 11. Son nom est unique dans le monde. 12. Il lui est permis de déposer les empereurs et de délier leurs sujets de leur serment de fidélité s’ils sont injustes. 13. Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre, selon la nécessité. 14. Il a le droit d’ordonner un clerc de n’importe quelle église où il veut. 18. Sa sentence ne doit être récusée par personne et lui seul peut récuser la sentence de tous. (On se rapproche de l’infaillibilité !!) 19. Lui-même ne peut être jugé par personne. 22. L’église n’a jamais erré… »
Ces quelques extraits en disent long d’un autoritarisme qui a conduit fatalement à la confrontation avec l’Empereur mais aussi avec les évêques eux-mêmes. Il posa ainsi les bases d’une véritable théocratie pontificale dont l’église catholique a bien du mal encore à s’extirper ! Pour affirmer sa prééminence et imposer sa volonté, il n’hésita pas à déposer nombre d’évêques allemands ou français (Clermont, Tours, Chartres, Chalons, Sens, Bourges… par les rigueurs de son légat Hugues de Die) ; par ces excès, il porta préjudice à tous les objectifs de la réforme qui porte pourtant son nom et sa marque. Il suscita même la guerre civile en Allemagne pour déstabiliser l’Empereur Henri 4 qu’il humilia à Canossa en Toscane où il s’était réfugié. Mais en 1083 il dut fuir Rome devant les armées de ce même Empereur dont il craignait le courroux. Chassé aussi par les habitants de Rome, il dut se réfugier d’abord à l’abbaye bénédictine du Mont Cassin (Abbaye célèbre détruite durant la guerre 39-45). Il ne put jamais revenir à Rome et mourut en exil à Salerne en 1085. Le Pape suivant ne fut même désigné qu’après une année entière de vacance du siège et ne put exercer qu’à partir du Mont Cassin ! Ses successeurs furent obligés de faire des concessions et de déroger à son intransigeance. Le Concordat de Worms signé par le pape Calixte2 en 1122 mit fin, temporairement du moins, à cette querelle, chacun faisant des concessions. Il fut présenté aux participants du premier Concile du Latran. Mais nous y reviendrons dans un prochain numéro !
Jean