L’apôtre Junia
(Remerciements à Paul pour cette transmission d’un document de choix.)
Publié le 12 octobre 2016 par Valérie Duval-Poujol
L’apôtre Junia – La femme et le ministère dans le Nouveau Testament à la lumière de Romains 16[1] La révélation biblique met en avant de nombreuses femmes ayant servi Dieu de manière extraordinaire. Certaines sont familières (Déborah, Miriam, Esther), d’autres méconnues, comme la prophétesse Houlda alors que c’est sous son autorité qu’est menée la plus grande réforme en Israël sous Josias (2 Rois 22).
Nous aborderons la question de la femme et du ministère dans le NT (Nouveau Testament) par l’exemple de femmes remarquables mais que la tradition, les traducteurs ont poussées dans l’oubli : l’apôtre Junia et ses amies en Romains 16.
Les femmes de l’épître aux Romains (Ch16)
Paul écrit l’épître aux Romains à Corinthe vers 56-58. Certains auteurs affirment que le chapitre 16 lui appartenait dès l’origine, d’autres plus contestés l’estiment ajouté ultérieurement. Notre analyse se concentre sur les femmes qu’il salue car ce texte est crucial pour mieux comprendre leur place dans les communautés chrétiennes primitives et l’étroite collaboration que Paul entretient avec elles.
Parmi les 26 personnes qu’il salue, environ un tiers (8 précisément) sont du sexe féminin.
Nous parlerons de Phoebé, Prisca et Junia, mais l’apôtre cite aussi Marie, Tryphène et Tryphose, Persis[3], Julie, la sœur de Nérée et la mère de Rufus[4].
1. Phoebé
Je vous recommande Phoebé, notre sœur (adelphē), ministre (diakonos) de l’Église de Cenchrées. Accueillez-la dans le Seigneur d’une manière digne des saints, aidez-la en toute affaire où elle aurait besoin de vous. Car elle a été une protectrice (prostatis) pour bien des gens et pour moi-même. (Romains 16,1-2 TOB)
Ce qui étonne d’abord dans la présentation de Phoebé[5] est que Paul ne l’introduit pas par le nom de son mari ou de son fils ou par son lieu d’origine comme c’est le cas pour d’autres femmes de la Bible : Par exemple: Marie, femme de Clopas (Jn 19,25); la mère des fils de Zébédée (Mt 20,20); Marie de Magdala (Lc 8,2). Il la distingue, la met en valeur pour deux motifs : elle est diakonos et prostatis, deux mots grecs dont la diversité de traduction dans les Bibles modernes est stupéfiante. Selon les versions, pour le premier terme, elle a été « servante » (Darby), « diaconesse » (Bible de Jérusalem, Segond), « au service de l’Église » (Français courant), « qui exerce son ministère » (Semeur) ou « ministre » (TOB). Et pour le second terme, Paul saluerait « l’aide » qu’elle lui a apportée (Français courant, Darby, Segond), sans plus de précision (a-t-elle préparé son café ?) ou le fait qu’elle a été sa « protectrice » (BJ et TOB).
Examinons ces deux termes, difficiles à traduire car le premier a un sens assez large, et le second n’est présent qu’ici dans le NT, ce qui produit une combinaison unique.
1.1 Phoebé est appelée diakonos de l’église de Cenchrées, un port influent près de Corinthe. Elle est la seule femme du NT identifiée par ce terme le plus souvent masculin, qui décrit par exemple Paul, Timothée, Apollos, Tychique, Epaphras, Archippe. Le Christ lui aussi est désigné comme diakonos (Rm 15,8 ; Gal 2,17).
L’exacte définition du terme dans le NT est débattue et nous n’explorerons pas ici ses 30 occurrences[6]. Toutefois certaines évidences doivent être rappelées :
– Il ne faut pas confondre son usage dans le NT avec la fonction officielle de « diaconesse », qui n’apparaît dans l’histoire de l’Église qu’à partir du 3ème et 4èmesiècles, lorsque l’Église est placée sous domination patriarcale et crée cette sous-catégorie de ministère pour les femmes qu’elle ne veut pas ordonner prêtres.
– Dans le NT, diakonos n’est pas défini clairement et couvre plusieurs contextes. Dans la plupart des cas, il se réfère à un ministre de la parole. Ainsi Paul s’applique régulièrement le terme à lui-même comme apôtre du véritable Évangile (1 Cor 3,5 ; 2 Cor 3,6 ; 6,4 ; 11,3 ; Eph 3,7 ; Col 1,23.25) et l’utilise pour ses collaborateurs (Eph 6,21 ; Col 1,7 ; 4,7 ; 1 Thess 3,2 ; 1 Tim 4,6). Le mot désigne aussi un « intermédiaire », « agent », « émissaire ». Pour Paul, le diakonos est quelqu’un qui prêche l’Évangile et par là-même sert de porte-parole de Dieu. Ce terme s’applique souvent aux collaborateurs de Paul, ce qui pourrait signifier qu’ils partagent le même genre de responsabilité.
Le rôle d’émissaire de Phoebé recoupe deux réalités qui ne sont pas incompatibles :
– Elle a certainement joué un rôle significatif pour l’annonce de l’Évangile dans les villes de la Corinthie. Le fait qu’elle soit identifiée comme la diakonos de l’église de Cenchrées suggère sans doute que son ministère est lié à cette dernière.
– Paul a dû lui confier la mission de porter la lettre qu’il a écrite aux Romains. Des spécialistes de cette épître comme J.Dunn ou J.Fitzmyer sont convaincus qu’elle est porteuse de cette missive aux chrétiens de Rome. Elle est la seule personne recommandée pour une telle mission dans tout le NT. Paul lui fait suffisamment confiance sur le plan théologique pour la recommander à ses futurs auditeurs afin qu’elle les aide à en comprendre le contenu.
Prenons un peu de recul : nous sommes en train d’évoquer quelqu’un qui est recommandé comme étant capable d’expliquer ce qui va devenir la fameuse épître aux Romains, le grandiose exposé théologique qui inspira Luther dans sa Réforme!
1.2 Paul recommande d’aider Phoebé parce qu’elle a été prostatis envers beaucoup et envers lui-même. Personne d’autre ne reçoit cette appellation dans le NT.
Ce titre de prostatis implique du prestige ; c’est la forme féminine de prostatēs un latinisme décrivant un gouverneur, un bienfaiteur et un patron, quelqu’un qui prend soin des intérêts d’autrui, un défenseur, un gardien.
Dans la Septante, le mot a le sens de chef, de dirigeant. Josèphe et Philon l’emploient avec le sens de dirigeant, de patron ou même de champion[7]. Justin Martyr l’utilise pour décrire une personne présidant la communion (Première Apologie 65, ouvrage datant d’environ 155).
Bien plus, le verbe en lien avec ce mot, proistēmi veut dire « exercer une position d’autorité, diriger, gouverner, + ». Il est présent en 1 Thessaloniciens 5,12 où les auditeurs sont encouragés à respecter leurs responsables, « ceux qui vous dirigent dans le Seigneur » et en Romains 12,8 Paul choisit la forme participiale pour décrire le don de « celui qui préside ». En 1 Timothée 5,17 il évoque les responsables de communautés chrétiennes. Ce mot, très fortement lié à la direction, ne saurait en aucun cas être seulement traduit par « aide ».
Ce terme recouvre encore un autre sens. La désignation de Phoebé par Paul comme prostasis l’honore comme « patronnesse ». Il n’est pas possible de détailler ce qu’est le patronage, la relation entre le bienfaiteur et celui qui profite de cette protection. Dans ce type de relation très bien instituée au 1er siècle de notre ère dans l’Empire romain, le bienfaiteur accorde une faveur à quelqu’un qui en retour lui rend les honneurs[8].
En présentant Phoebé comme prostatis, Paul reconnaît que lui-même et de nombreux autres sont d’une certaine manière « dépendants d’elle sur le plan social »[9].
Au 9ème siècle, une version arabe de la lettre aux Romains traduit : « Phoebé, quelqu’un exerçant l’autorité sur beaucoup d’autres et sur moi-même aussi. » Pourtant les versions modernes ont les plus grandes difficultés pour créditer Phoebé de l’influence qu’elle exerça et souvent la minimisent.
Par ailleurs, Paul l’appelle « notre sœur » (adelphē). Cela prouve que les groupes formés par les disciples de Jésus, les premières églises, forment « des familles de substitution ». Leurs membres doivent « nourrir des relations empreintes de l’affection qu’ont des frères et sœurs biologiques »[10] mais sans la dimension patriarcale.
Dieu seul est le chef de la maison. Voilà pourquoi Paul expose ainsi sa vision des relations entre hommes et femmes au sein des églises dans cette déclaration incroyable (Galates 3,28): « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. » Ce passage décrit une humanité renouvelée en Christ. C’est un écho direct au récit de la création où « mâle et femelle il les créa » (Gn 1,27) : ce sont exactement les même termes qui sont employés dans ces deux passages (Septante et NT). Cette réalité devrait avoir des conséquences importantes dans nos relations hommes/femmes.
On conclura que les titres qui sont attribués à Phoebé sont, dans l’Antiquité, en lien avec une autorité et un honneur : elle est une dirigeante d’Eglise, un ministre de la parole, une patronnesse.
Au minimum, dit Joan Campbell, « elle permit à Paul d’établir les relations sociales dont il avait besoin pour établir la première église de maison à Cenchrées. En tant que femme ayant du bien, Phoebé disposait sans doute d’une large maison, suffisamment grande pour accueillir des réunions et pour offrir à Paul l’hospitalité ainsi qu’à d’autres croyants itinérants.[11] »
Cependant, la combinaison de diakonos avec prostatis, le sens de ces termes en grec, ainsi que le fait qu’elle est mentionnée en toute première place dans ce chapitre tendent à prouver qu’elle est davantage que cela. Elle possède une position de responsabilité, une proéminence et de l’autorité dans sa communauté. Elle semble être une dirigeante influente exerçant son ministère dans son église, en particulier quand Paul se déplace.
Soit elle supervise l’assemblée en son absence, et le tient informé des progrès et des difficultés soit elle voyage au nom de l’église de Cenchrées pour en défendre les intérêts soit les deux. Elle joue sans doute un rôle important qui inclut de l’enseignement et de la direction dans cette église locale.
Ce sont les choix des traducteurs qui empêchent de percevoir toute l’importance du ministère de Phoebé.
2. Prisca ou Priscilla
Nous connaissons l’histoire de ce couple Priscilla (ou Prisca, le diminutif[12]) et Aquila que Paul désigne comme « collaborateurs » (Romains 16,3).
Il semble qu’ils voyagent beaucoup et sont impliqués dans plusieurs églises de maison (Actes 18,2.18), enseignant et reprenant Apollos qui à son tour devient un responsable influent auprès des Corinthiens (Actes 18,26 ; 1 Cor 1,12 ; 3,6 ; 16,12). Sans doute disposent-ils de certaines ressources leur permettant de déménager de lieu en lieu et de s’établir dans un foyer assez conséquent en trois villes différentes.
Détail remarquable, Paul mentionne Prisca avant son mari. « Un tel ordre était pour le moins non conventionnel ; l’habitude était plutôt que les femmes ne soient pas mentionnées du tout. »[13]
Sur les six fois où le couple est cité, Prisca est nommée quatre fois la première. Cet ordre pourrait s’expliquer par son statut social plus élevé.[14]
En effet des études sur les femmes citées en premier dans les documents de l’époque montrent « que le mari est toujours cité d’abord, sauf si la femme possédait un statut social plus élevé ou si aucun des deux ne se souciait de la question du statut social[15]. »
Belleville[16] fait toutefois une observation plus intéressante encore. Lorsque les auteurs du NT font référence à Prisca et Aquila comme « faiseurs de tentes » et à leur « maison », l’ordre est « Aquila et Priscilla » (Actes 18,2 ; 1 Cor 16,19). Mais lorsqu’il est question du ministère, l’ordre est inversé avec d’abord Priscilla puis Aquila (Actes 18,18 ; Rom 16,3 ; 2 Tim 4,19). Il en conclut que « Priscilla était celle qui avait le ministère dominant et les talents de direction ». Le fait qu’elle soit mentionnée en premier prouve sans doute sa grande influence dans le mouvement missionnaire du début de l’Église.
En tous cas ce qui prime est que tous deux sont qualifiés de « collaborateurs » de Paul. Ce mot sunergos est propre à la littérature paulinienne. Il n’est pas présent dans d’autres textes chrétiens ultérieurs. Il décrit quelqu’un qui œuvre avec lui à la proclamation de l’Évangile.
Remarquons aussi que Paul salue l’église dans leur maison. Il n’existe pas de bâtiments spécifiques utilisés pour les églises avant le 3ème siècle. Les chrétiens se rassemblent dans des maisons de particuliers. Cela montre que Prisca et plus largement les femmes jouent un rôle important dans la création et l’animation d’églises de maison.
Comme le dit Jean Calvin dans son commentaire de ce passage : « L’honneur que Paul attribue à Priscille est bien singulier… Paul ne dédaigne point avoir une femme pour compagne en l’œuvre du Seigneur et n’a point honte de le confesser. » Est-ce aussi le cas des traducteurs modernes de la Bible et de ses lecteurs ?
3. JUNIA
« Saluez Andronicus et Junias, mes parents[17] et mes compagnons de captivité. Ce sont des apôtres éminents et ils ont même appartenu au Christ avant moi. » (Romains 16,7 TOB)
De quel « apôtre éminent » Paul fait-il l’éloge ici? Junia, une femme ou Junias un homme ? En grec le choix entre un nom féminin ou masculin dépend de l’accentuation.
Or rappelons-nous que les manuscrits grecs du NT ne sont pas accentués avant le 7ème ou 9ème siècles.
Les manuscrits complets du NT les plus anciens datant du 4ème et 5ème siècles (appelés Alexandrinus, Vaticanus et Sinaiticus) n’ont ni accentuation, ni ponctuation, titre ou découpage en versets et chapitres. En effet, la séparation en chapitres a été réalisée au 13ème siècle par Etienne Langton, théologien à la Sorbonne et archevêque de Cantorbury. La division en versets vient de l’imprimeur Robert Estienne en 1551.
Le nom grec en Romains 16,7 est l’accusatif Iounian. Comment l’accentuer ?
Iounían Accusatif du nom féminin Iounía Junia: c’est le choix de la Bible du Semeur, Bayard, Bible pastorale (Junie)
Iouniãn Accusatif du nom masculin Iouniãs Junias (ou même vIounia,j) : c’est le choix de la Français courant, Darby, Jérusalem, TOB, Segond, Synodale.
En critique textuelle, qui est la science aidant à déterminer le texte original (ou en tous cas le plus ancien texte accessible), on ne s’appuie pas sur des présupposés même théologiques mais sur les témoins textuels.
Quels manuscrits ou auteurs chrétiens attestent d’une accentuation féminine et offrent Junia comme nom féminin dans ce verset ?
– Les manuscrits grecs les plus anciens du NT, lorsqu’ils reçoivent une accentuation (ultérieure à la première rédaction), correspondent à un nom féminin: le Vaticanus (du 4ème siècle mais accentué au 6ème ou 7èmesiècle), le codex L (du 8ème siècle), le codex de Bèze (accentué vers le 9ème siècle), le codex 0150 (au 9èmesiècle).
– La grande majorité (pour ne pas dire tous) des manuscrits écrits en minuscules datant du 9ème au 14èmesiècles : cela inclut notamment le manuscrit N°33, « la reine des minuscules » datant du 9ème siècle[18] et l’ensemble de la tradition textuelle byzantine (environ 800 manuscrits).
– Les versions anciennes de la Bible ont un nom féminin Junia: la version en copte sahidique du 4ème ou 5èmesiècle[19], la Vieille latine, la version syriaque, etc.
– L’ensemble de la tradition patristique, les Pères de l’Église latins ou grecs. Fitzmyer, dans son étude sur Romains[20] cite seize commentateurs du premier millénaire considérant Junia comme une femme : Jean Chrysostome, Jérôme (il identifie l’apôtre avec Julia, un nom de femme, comme nous l’expliquerons plus loin), Théodoret de Cyr, Jean Damascène, Pierre Abélard, etc.
L’un des Pères de l’Église les plus célèbres, Chrysostome, évêque de Constantinople écrit ceci en 407 à propos de Junia[21] :
« Être un apôtre est une grande chose. Être « remarquable » parmi les apôtres, imaginez donc quel merveilleux éloge! De fait, quelle ne dut pas être la sagesse de cette femme pour qu’elle soit jugée digne du titre « apôtre ». »
Chrysostome évoque la « sagesse » de Junia, une qualité non mentionnée en Romains 16,7. Ou bien il connaissait certaines traditions dont nous n’avons plus trace et/ou son style enthousiaste expliquerait cet ajout. En tous cas pour lu, le nom de l’apôtre est bien un féminin.
La compréhension de ce nom au féminin a été dominante pendant au moins le premier millénaire de la chrétienté.
Des éditions très réputées du NT grec offrent aussi l’accentuation féminine: l’édition d’Érasme en 1516, celle de Tischendorf (8ème édition 1869-1872), de Westcott et Hort (1881)[22]. Érasme ajoute même en note à son édition du NT que « Juliam », cité dans la Vulgate en latin devrait se lire « Junia ». Cette édition d’Érasme qui propose un nom d’apôtre féminin influença Tyndale (qui utilise la seconde édition du NT d’Érasme pour traduire la Bible en anglais) et Tyndale influa par la suite fortement sur la King James, version qui opte aussi pour Junia.
Certains manuscrits grecs anciens optent également pour un nom féminin en proposant Julia au lieu de Junia, ce qui s’expliquerait par l’influence de Romains 16 v.15, où une Julia est saluée par Paul. Les textes qui ont Julia ne sont pas des moindres et je n’en citerai que deux : le manuscrit P46, un des témoins majeurs pour la lettre aux Romains, datant d’environ 200 ; et Jérôme, l’illustre traducteur latin de ce qui devint la Vulgate.
Face à cette armée de témoins, quels manuscrits présentent une accentuation indiquant un nom masculin ?
Pas un, absolument aucun. Il faut attendre le 13ème siècle pour trouver un écrit attestant le nom masculin Junias. Gilles de Rome, philosophe et théologien italien (1247-1316) semble être le tout premier à considérer Junias comme un homme, partant du principe que seul un homme peut être apôtre. Il l’appelle Julian. Certains défenseurs d’un masculin Junias citent Origène. Dans son commentaire sur Romains (10.39) un de ses traducteurs a traduit ce nom au masculin. Toutefois dans tous ses autres manuscrits, il choisit un féminin pour Junia, même dans son commentaire sur Romains (10.21).
Citons également Épiphane (315-403) auteur d’un Index des Disciples dans lequel il liste Junia comme « un de ceux dont Paul fait mention (et) qui devint évêque d’Apamée de Syrie ». Puisque Épiphane use du masculin (« un de ceux ») pour évoquer Junias, John Piper et Wayne Grudem[23], opposants connus au fait que Junia soit une femme apôtre, en concluent que pour Épiphane, Junias est bien un homme. Toutefois, ces auteurs rappellent que dans son ouvrage, Épiphane considère également que Priscilla est un homme, ce qui rend son témoignage « fortement suspect »[24].
Si nos Bibles modernes (particulièrement en français, allemand et hollandais) adoptent un nom masculin, cela vient probablement de Martin Luther qui traduit au masculin dans sa Bible en 1522: « Grüßet den Andronikum und den Juniam » (« Saluez Andronicus et Junias »).[25]
Cependant Jean Calvin (Commentaire de Jean Calvin sur le NT, vol. 3, 1855) traduit avec un féminin « Junie » et explique ce que le titre « apôtre » signifie pour Junie : « Les personnes qui enseignent non seulement à une église mais se consacrent à proclamer l’Évangile dans les lieux : les personnes qui implantent et établissent des églises. » Notons que dans des éditions ultérieures réimprimant l’édition de 1955, nous lisons le masculin Junias…
Allons plus loin dans l’argumentation en faveur d’un nom féminin. Non seulement la tradition textuelle des manuscrits bibliques atteste un nom féminin mais aussi l’onomastique (la science des noms).
– Junia (qui semble provenir du patronyme latin Junius, un clan aristocratique) est un nom latin très courant. Rien qu’à Rome, on a découvert plus de 250 occurrences de ce nom (y compris des inscriptions)[26].
– Le nom masculin Junias n’existe pas. Pas un seul document, aucune inscription ni monument public n’atteste ce nom[27].
Certains suggèrent que Junias serait le diminutif d’un nom latin qui a existé et est attesté: Junianus/Iunianus ou le nom grec Iounianos. Mais de nombreuses études linguistiques récentes montrent que c’est impossible et que l’abréviation d’un tel nom serait Iounas (Junas), sans la lettre i[28].
Il est remarquable d’examiner l’évolution dans les éditions modernes du NT grec :
Le NT Nestle Aland n’offre l’accentuation masculine qu’à partir de la 13ème édition en 1927 lorsque le fils Erwin Nestle prend la direction de la publication. Avant cela, l’accentuation est féminine et aucune variante n’est proposée dans l’apparat critique. Le nom masculin demeure jusqu’à la 27ème édition (jusqu’à la 7° réimpression) et il est féminisé dans la toute dernière 28ème édition.
Le NT Greek New Testament propose l’accentuation masculine jusqu’en 1993 et opte pour le féminin dans son édition de 2001.
Pourquoi ces éditions scientifiques proposent-elles un nom masculin qui n’est attesté nulle part ? Réalisons que ce mot au masculin est ainsi le seul passage du NT grec qui n’est soutenu par aucun manuscrit.
L’argument principal pour défendre cette position est proposé par le responsable du comité scientifique du GNT, Metzger[29]:
« Considérant comme improbable qu’une femme soit parmi ceux qualifiés d’“apôtres”, certains membres du comité comprennent ce nom comme étant le masculinIouniãn, Junias, le prenant comme l’abrégé de Junianus. »
Résumons le cas Junia : jusqu’au Moyen Âge ce nom est clairement compris comme étant féminin. Sa masculinisation ne débute qu’au 13ème siècle lorsque Gilles de Rome se met à utiliser le nom Julian. À sa suite la plupart des traducteurs optent pour le masculin, notamment Luther en 1552.
« Ceux qui estiment que Junia n’était pas une femme apôtre le font à cause de leur a priori selon lequel les femmes ne peuvent être apôtres et non à partir de quelque preuve venant du texte lui-même.[30] »
Devant tant de preuves en faveur d’un nom féminin, certains commentateurs finissent par être d’accord pour lire un nom féminin mais, ou bien contestent le sens du mot « apôtre » ou bien modifient la traduction de la fin de la phrase : Junia avec Andronicus ne sont plus « éminents (episēmoi) parmi les apôtres » mais « bien connus des apôtres ».
Or cette traduction pour episēmos n’est pas attestée. Ce terme grec de toute évidence signifie « remarquable, qui est distinguée, remarquée ». Par exemple dans le célèbre lexique grec Liddell-Scott-Jones ou celui de Bauer et Danker, à l’article episēmos on ne trouve nullement comme sens possible « bien connu de ».
Il semble donc bien plus raisonnable d’accepter les preuves du texte en faveur d’un nom féminin et de considérer Junia comme une femme apôtre remarquable.
Pour revenir à Romains 16, nous y voyons deux couples, Andronicus et Junia ainsi que Priscilla et Aquila. Cela montre que les duos missionnaires ne sont pas une exception au début du christianisme.
« Paul lui-même semble avoir travaillé principalement en tandem, avec des collaborateurs mâles comme Barnabas, Sylvain ou Timothée. Cette pratique du partenariat pour la mission semble avoir été la règle au début de l’Église, ce qui permettait une participation égalitaire des femmes au travail missionnaire. Il est probable que ces duos missionnaires étaient le plus souvent des couples.[31] »
Même dans les Évangiles on dénombre sans doute des femmes dans le groupe des disciples qui sont envoyés par deux en mission. On trouve un écho de cette pratique en 1 Corinthiens 9,5 quand Paul demande : « N’aurions-nous pas le droit d’emmener avec nous une femme chrétienne comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas?[32] »
Paul et les femmes
Romains 16 évoque des femmes ayant des responsabilités de direction et une participation très active dans la vie de l’Église et dans la mission paulinienne. Leur histoire relatée dans le NT a été passée sous silence ou atténuée par la tradition ou la traduction.
Ce silence est en partie responsable des restrictions imposées aux ministères féminins dans certaines églises aujourd’hui.
Paul apprécie leur ministère et il le dit. Cela donne un autre point de vue sur son attitude à l’égard de femmes responsables dans l’Église[33]. En Romains 16 il se montre très positif sur leur rôle et leur ministère ; il ne pose aucune condition ni ne fixe aucune limite sous prétexte qu’elles sont des femmes.
Ce chapitre nous offre une perspective rafraîchissante sur les églises du 1er siècle. Il montre la liberté dont bénéficiaient les chrétiennes de la première génération, à l’image de l’attitude de Jésus envers les femmes de son époque.
L’Église anglicane commente ainsi ce chapitre 16 des Romains :
« Il peint une image vivante de l’Église dans laquelle les femmes et les hommes exercent leur ministère ensemble, où les dons de chacun sont appréciés et valorisés. C’est une image qui reflète fidèlement la perspective de Galates 3 où les divisions sur la base du sexe sont abolies. »
Romains 16 n’illustre pas seulement la fin des barrières entre les hommes et les femmes dans le cadre de la mission mais aussi la fin des séparations dues aux origines et au statut social : dans la liste des personnes saluées par Paul, on trouve des noms juifs, grecs et latins mais aussi des noms de personnes libres, affranchies, d’esclaves, d’hommes et de femmes.
Quelle incidence sur notre vision de la collaboration entre hommes et femmes a le fait que Paul prend le temps d’exprimer sa gratitude à l’égard du ministère exercé par des femmes, en des termes de profonde appréciation ?
Le contexte du premier siècle
Un des éléments qui pourrait expliquer la difficulté des traducteurs ou des commentateurs d’accueillir ces femmes remarquables, collaboratrices de Paul serait « leurs présupposés cachés en ce qui concerne le statut des femmes dans le christianisme primitif et plus important encore, leur manque de connaissance du statut de la femme pendant la période impériale.[34] » Il nous faut modifier notre perception du rôle des femmes au 1er siècle de notre ère.
Des études récentes sur l’Empire romain montrent qu’elles ne sont pas, comme on le croit souvent, seulement confinées aux sphères domestiques[35]. Malheureusement cette croyance influence notre vision de leur rôle au sein des premières communautés chrétiennes. Or elles ne sont pas toutes écartées de la sphère publique.
De même notre compréhension de la vie des femmes juives de l’époque influence notre lecture des passages néotestamentaires sur les femmes dans les premières églises. Cependant notre vision du judaïsme est très fortement façonnée par les textes rabbiniques alors que des preuves archéologiques de la diaspora gréco-romaine offrent une tout autre image.
Des inscriptions du 2ème siècle avant notre ère jusqu’au 6ème après J-C témoignent de femmes jouant un rôle important dans les synagogues : elles servent comme chefs de synagogues, responsables religieux, anciens, prêtres et « mère de synagogues ». Des protectrices sont décrites par le terme prostasis dans des sources épigraphiques[36].
Une meilleure connaissance du contexte social de cette époque nous aiderait ainsi à mieux comprendre les textes bibliques et leur perspective. L’enjeu pour notre compréhension du rôle des femmes dans l’Église est crucial.
Conclusion
La rencontre avec Junia et ses amies contribue à modifier l’image d’un Paul bien moins misogyne que ce que nous le croyons parfois. Il s’est entouré d’un grand nombre de collaboratrices remarquables et cela devrait jeter une lumière nouvelle sur d’autres passages polémiques de ses lettres, souvent eux aussi victimes de traductions biaisées.
Rappelons la très belle image de Paul : il décrit l’Église comme un corps composé de ses différents membres. Comprenons que de nos jours, l’Église du Seigneur, y compris nos églises baptistes se présente le plus souvent comme un corps hémiplégique, à moitié paralysé puisque la moitié de ses membres, les femmes, sont empêchées ou ne se sentent pas libres d’exercer les dons qu’elles ont reçus de Dieu.
Le résultat est une Église, un corps qui n’est pas capable d’accomplir pleinement sa mission: partager la bonne nouvelle de Jésus-Christ à nos frères et sœurs en humanité.
Valérie Duval-Poujol[2]
Article publié sur le blog Qui nous roulera la pierre.com qui vise à « mettre en relation des femmes déjà en responsabilité dans toutes sortes de lieux et de milieux, avec d’autres femmes en questionnement. » Il est reproduit avec les permissions requises.
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Bibliographie complémentaire (ouvrages non cités en notes dans cet article)
Women and Men in Scriptures and in the church. A collective reflection for the Anglican Church, éd. par Steven CROFT and Paula GOODER, Canterbury Press, 2013: notamment sur Romains 16 p. 29.
Sylvia WILKEY COLINSON. « Women disciples » in The Women’s Bible commentary, éd. par Catherine Clark KROEGER & Mary J. EVANS, IVP, 2002, p. 571-573
Imtraud FISCHER. Des femmes messagères de Dieu. Prophètes et prophétesses dans la Bible hébraïque. Paris : Cerf, Mediaspaul, 2009 : notamment un chapitre sur Houlda, p. 213-255
John THORLEY. Junia, A woman apostle, Novum Testamentum 38/1, Brill, 1996, p.18-29.
Notes
[1] Article publié dans Les Cahiers de l’Ecole Pastorale sous le titre « Junia et ses amies »N° 94 4° trimestre 2014.
[2] Valérie Duval-Poujol, théologienne baptiste, est docteur en histoire des religions et en théologie. Elle enseigne le grec biblique, la Septante et la critique textuelle à l’Institut Catholique de Paris. Actuellement elle est responsable de la révision de la Bible en français courant pour l’Alliance Biblique Française.
[3] Pour ces quatre femmes, Paul choisit kopiaō « travailler dur », un verbe qui implique un « labeur, pour le bien de l’Évangile ou de la communauté, qui mérite l’honneur. » Susan MATHEW. Women in the greetings of Romans 16,1-16. A study of mutuality and women’s ministry in the letter to the Romans, T&T Clark Bloomsbury, 2013, p. 109. C’est avec ce verbe que Paul décrit son ministère d’apôtre (1 Cor 15,10ss) et il emploie le nom rattaché à ce verbe pour le ministère des conducteurs d’Église (1 Th 5,12), des prédicateurs (1 Ti 5,17).
[4] Que veut dire Paul lorsqu’il qualifie la mère de Rufus comme « étant aussi la mienne » (Rm 16,13) ? Certains suggèrent qu’elle le faisait bénéficier de son patronage ou qu’elle l’a accompagné spirituellement, peut-être au début de sa foi chrétienne.
[5] Le nom de Phoebé, qui signifie « brillante » indique qu’elle était sans doute d’origine païenne « puisque son nom a des liens avec la mythologie païenne ». Susan MATHEW. Ibid, p. 66-71. Voir aussi Craig KEENER. Paul,Women and wives, Hendrickson publishers, 1992, p. 66.
[6] Voir Susan MATHEW. Ibid, p. 66-71. Voir aussi Craig KEENER. Ibid, p. 238.
[7] Susan MATTHEW. Ibid, p. 74.
[8] Cette relation est décrite par Joan CAMPBELL. Ibid, p. 82ss.
[9] Joan CAMPBELL. Ibid, p. 90.
[10] Joan CAMPBELL. Ibid, p. 32.
[11] Joan CAMPBELL. Ibid, p. 92.
[12] Priscilla et Aquila sont des noms tout à fait romains dans une forme grécisée. Priscilla est la forme féminine de l’adjectif latin Prisca signifiant « primitif » ou « ancien ». Luc emploie toujours le diminutif Prisca.
[13] Marie Noël KELLER. Priscilla and Aquila. Paul’s coworkers in Christ Jesus, Liturgical Press, 2010, p. XIII.
[14] Voir Elisabeth SHÜSSLER FIORENZA. « Missionaries, apostles, co-workers: Romans 16 and the reconstruction of women’s early Christian history », in Feminist Theology A Reader, éd. par Ann LOADES, SPCK, 1990, p. 66.
[15] Voir Craig KEENER. Ibid, p. 241.
[16] Cité par Marie Noël KELLER. Ibid, p. XIV.
[17] Soit des proches parents ou des juifs.
[18] Voir Eldon J. EPP « Text-critical, exegetical and socio-cultural factors affecting the Junia/Junias variation in Romans 16,7 », New Testament Textual criticism and exegesis, éd. par A.Denaux, University Press, 2002, p. 264 note 118. Les recherches d’Epp, citées dans cet article, sont disponibles dans son livre de référence Junia. the first woman apostle, Augsburg Fortress 2005, qui vient d’être publié en français : Junia. Une femme apôtre ressuscitée par l’exégèse, Labor et Fides, Septembre 2014.
[19] Cité par U-K PLISCH, « Die Apostelin Junia: das exegetische Problem in Röm.16,7 im Licht von Nestle-Aland und der Sahidischen Überlieferung »,NewTestament Studies 42, 1996, p. 477-478.
[20] Joseph FITZMYER, Romans. A New Translation with Introduction and Commentary. The Anchor Yale Biblical Commentary 33, p. 737-738.
[21] Ep. ad Romanos 31.2 Patrologia Graeca 60.669-670. Traduction citée par Eldon J. EPP. Junia. Une femmeapôtre ressuscitée par l’exégèse, p. 68 qui la reprend de B.BROOTEN.
[22] Epp recense ces références de NT grecs offrant un féminin : Eldon J. EPP. Ibid, p. 110.
[23] J.PIPER et W.GRUDEM. « An overview of central concerns », in PIPER et GRUDEM éd. Recovering Biblical Manhood and Womanhood, p. 79-80 et p. 479 note 19.
[24] Expression de Eldon J. EPP. Ibid, 2002, p. 252. Épiphane ajoute : « Le sexe féminin se laisse facilement séduire, il est faible et comprend peu de choses. Nous préférons la façon masculine de raisonner et souhaiterions (…) détruire la sottise. » Épiphane, « Adversus Collyridianos » Patrologia Graeca vol. 42, col. 740 F. Voir aussi Douglas MOO, The epistle to the Romans, Eerdmans, p. 922 note 31.
[25] Selon Rena Pederson (The lost apostle, Jossey Bass 2006) « il a sans doute été influencé par un commentaire de 1512 qui citait un homme nommé Julias ».
[26] Voir P.LAMPE. « The Roman Christians of Romans 16 », in K.P.DONFRIED. The Romans debate, Hendrickson, 1991, p. 226.
[27] Cf. le fameux lexique Bauer Aland, à l’article Iouniana: il confirme que cette forme abrégée au masculin n’est attestée nulle part mais que la forme au féminin est « impossible à cause du contexte : il ne peut y avoir de femme apôtre. »
[28] Pour une liste d’études récentes des dix dernières années qui confirment que Iounian est bien un féminin (des auteurs comme Belleville, Cervin, Thorley, Winter, etc.) voir Susan MATTHEW. Ibid, p. 8.
[29] Bruce METZGER. A textual commentary on the Greek NT, 2001.
[30] Craig KEENER. Ibid, p. 242.
[31] Elisabeth SHÜSSLER FIORENZA. Ibid, p. 69.
[32] Le grec emploie un double accusatif difficile à traduire: il désigne tout autant une partenaire de mission de sexe féminin ou une épouse (une épouse qui est sœur dans la foi ou une dame qui est aussi une sœur dans la foi). Mais dans tous les cas il s’agit d’équipes des deux sexes envoyées en mission.
[33] Susan MATHEW. Ibid, p. 112.
[34] Caroline F. WHELAN. « Amica Pauli: the Role of Phoebé in the Early Church. », Journal for the study of NT 49, 1993, p. 69.
[35] Pour des témoignages historiques de femmes actives dans les Cours de justice, en politique et dans la prêtrise au sein de l’Empire romain, voir Susan MATTHEW. Ibid, p. 46ss.
[36] Cf. Susan MATHEW. Ibid, p. 50 et 54ss.
Ce contenu a été publié dans La Bible et les femmes par Valérie Duval-Poujol.