LETTRE A LA BIEN-AIMÉE
Georges, prêtre ouvrier, était heureux de l’être. Aussi, en 1954, l’ultimatum de Pie XII mettant une fin brutale au travail de ces prêtres, fut-il pour lui un véritable traumatisme. « Dans les mois qui ont suivi mars 1954, je me suis senti abandonné par l’Eglise. Malgré l’usine, les camarades, les invitations des uns et des autres, je souffrais d’une grande solitude. Un soir, chez des amis proches, je fis la connaissance de Simone. Par la suite nous nous reverrons comme dans une auberge au bord du chemin. Le chemin fut long, les auberges nombreuses.
Insoumis, je désirais encore que l’Eglise accepte de reconnaître des prêtres différents dans un monde différent. Et je ne voulais pas, en ce qui me concerne, que l’Eglise puisse utiliser notre mariage comme explication facile de l’interdiction des prêtres ouvriers. L’enjeu était de taille et c’était de ma part un genre de ferveur désespérée.
Sans rien exiger, Simone a vécu pendant dix-neuf années une attente bien trop longue. Elle ne voulait pas me détourner de ma mission, me disait-elle. Patiemment, elle a attendu que, enfin libre, je lui dise « Je t’aime, viens demeurer avec moi. » Jusqu’à la fin de ma vie, je garderai l’admiration de l’immense patience de cet amour. Nous avons vécu dix-neuf années sans nous cacher de tous nos amis respectifs. Durant ces années d’attente, nous avons connu des heures et des jours de grand bonheur. Puis, nous nous sommes mariés… il y a plus de trente ans.
Je suis toujours ému et un peu amer, à la pensée de toutes ces femmes qui ont aimé et aiment des prêtres et qui partagent cet amour dans l’ombre. Femmes généreuses, femmes injustement sacrifiées.
J’aurais pu obtenir facilement ma réduction à l’état laïc, ce que je ne ferai jamais. Cela reviendrait à renier tout mon engagement dans la vie. Ce ne serait qu’un arrangement personnel, une remise dans la règle, une décision administrative qui ne règlerait rien sur le fond. Je dis avoir payé un lourd tribut à l’Eglise pour cette attente de dix-neuf années. C’est vrai, mais insuffisant. C’est Simone qui a payé le tribut le plus lourd et c’est ma condition qui la lui a fait payer. Mariés à cinquante ans, nous n’avons pas pu avoir d’enfants. Pour l’honneur de Simone, et à son corps défendant, je me dois d’écrire ce qui va suivre.
Il fallait bien qu’elle soit d’une trempe peu ordinaire pour accepter une situation qui l’aura privée d’une union plus féconde. Aujourd’hui, je lui demande pardon pour l’avoir privée de ces joies inconnues. Je ne la remercierai jamais assez de m’avoir tant aimé. Sa modestie dût-elle en souffrir, je voudrais révéler quelques actes de sa vie qui traduisent à quel point l’intelligence du cœur ne connaît pas de limites :
A 20 ans, le dimanche, avec un groupe d’amies, elle va chanter dans les hôpitaux pour distraire les malades. A 25 ans, elle prend en charge un jeune paumé sans famille pour l’entourer et l’aider à préparer un autre avenir. Il aura des enfants et nous serons un peu de cette famille qui reste une belle histoire d’amour.
A Paris, elle travaille à l’association « Le Nid » comme éducatrice pour l’accueil de jeunes prostituées. Par la suite, dans la mouvance de la Mission de Paris, elle entre comme ouvrière spécialisée dans une entreprise de radiotélévision. Elle travaille ensuite au centre d’orientation sociale des étrangers. Puis elle galère dans diverses boites et vit pauvrement en hôtel meublé.
Pour aider une amie en difficulté, elle emprunte de l’argent qu’elle remboursera en faisant du baby setting le soir après son travail. Voilà quelques traits caractéristiques de cette femme qui avait pris dans sa jeunesse le meilleur miel que ses parents lui avaient donné.
Elle n’a cessé de s’émerveiller devant des petits enfants, le chant de l’oiseau, le notes de musique égrenées dans les couloirs du métro…Simone a embelli ma vie grâce à cet amour respectueux, gratuit, délicat, défiant toutes les saisons comme ces petites fleurs au bord des routes. Elle a cherché à multiplier les petits bonheurs en toutes choses. Cela fait cinquante ans que je la vois et pourtant, aujourd’hui encore, c’est comme la première fois.
Maintenant que j’ai dépassé les quatre-vingts ans, je peux dire que sans les nombreux camarades que j’ai rencontrés, ma vie n’aurait été que plume au vent. Sans Simone que serais-je devenu ? C’est un peu comme si elle m’avait tenu la main pour retracer ces cinquante années de vie partagée.
Georges
Extrait du Bulletin PJ27 de Décembre 2014