SAGA
S’il est une chose à quoi l’Histoire est utile, c’est bien à la compréhension du présent. Et nous aurions intérêt bien souvent à reconstituer l’histoire.
La biographie d’un homme nous paraît ici intéressante pour illustrer le fonctionnement des institutions et les démarches des hommes, ecclésiastiques ou laïcs, à cette époque.
Un des farouches défenseurs de la Réforme grégorienne s’appelait Robert d’Arbrissel, né à Arbrissel petit village au sud de l’Ile et Vilaine dans les années 1055-1060. Son père était un prêtre du nom de Damalioch, lui-même fils de prêtre et petit-fils de prêtre, si bien qu’un auteur a pu parler à son propos du « rejeton d’une dynastie de prêtres mariés ». (Cf. « L’étonnant fondateur de Fontevraud, Robert d’Arbrissel » Par Jean-Marc Bienvenu 1958 p.17) Les maîtres des lieux s’appellent les Seigneurs de l’Espine. Ce sont eux qui nomment et entretiennent les desservants de la paroisse d’Arbrissel qu’ils confièrent… au grand-père de Robert. Lui-même succédera à son père dans cette charge. (dans plusieurs pays européens à la fin du Moyen Âge, on trouve encore plus de 50 % de prêtres vivant maritalement). La première partie de sa vie ne fut pas très glorieuse : jeunesse vagabonde, étudiant prolongé, piètre carrière de prêtre compromis dans l’élection irrégulière de l’évêque de Rennes Sylvestre de La Guerche (notons que cette famille de nobles seigneurs détient la charge d’évêque, charge qu’elle conservera encore quelques décennies ; c’est ainsi qu’on fonctionne à l’époque !). Compromis il est obligé de partir à Paris où il suit des études de théologie et y découvre la réforme grégorienne. Une fois réhabilité, l’évêque va faire venir Robert à l’évêché en 1089 comme archiprêtre et archidiacre. Il y goutera les fastes de la vie épiscopale. Pourtant c’est alors qu’il commence sa conversion, lui le fils de prêtre, lui qui vient de participer à un acte de simonie …! A cette même époque, rappelons-nous, c’est la fin du règne de Grégoire 7, co-auteur de cette Réforme qui porte son nom. Harcelé par les troupes de l’Empereur du Saint Empire avec qui il se dispute la nomination des évêques, il doit s’enfuir de Rome pour échapper à sa vindicte. Il mourra d’ailleurs en exil, à Salerne en 1085.
Robert, lui, devient un ardent défenseur de la Réforme, n’hésitant pas à fustiger la simonie ou le mariage des prêtres, assez maladroitement, dit-on ! Mais l’évêque meurt quatre ans après seulement. Et craignant pour sa vie de la part de ceux qu’il avait humiliés, Robert doit quitter Rennes pour l’Anjou ; c’est dire que la réforme n’était pas très appréciée à la base ! Il devient enseignant mais il n’y reste pas longtemps. Il se sent attiré par une vie plus évangélique et quitte « le monde » pour le « désert » », comme l’on disait à l’époque, en fait pour un ermitage en plein forêt. L’incitation du Pape Grégoire 7 – dont nous avons parlé précédemment Cf. PJ25 – à une vie plus évangélique l’a inspiré. Il ne part pas dans un monastère; il les trouve trop riches et trop installés, comme ceux des bénédictins. Les grands de ce monde les ont trop richement dotés… pour expier leurs péchés. Il va vivre dans la solitude en pleine forêt de Craon, à La Roë, dans la Mayenne d’aujourd’hui, assez près de son village d’origine. Ses biographes ne raconteront sa vie qu’après 50 ans, après sa seconde conversion évangélique ! Son mode de vie attire beaucoup de monde, des hommes et aussi des femmes. On lui offre sept masures dans la forêt. Il s’y voit bientôt entouré d’une foule d’anachorètes attirés spar la renommée de ses vertus et de la sainte austérité de sa vie. D’ermites, ils devinrent cénobites sous la direction de leur chef, qui leur donna la règle de St Benoît. Mais certains nobles sont généreux. Les années suivantes verront alors la construction d’une abbaye dont une partie se visite encore aujourd’hui.
C’est une époque très forte en piété. Il n’est que de se rappeler tous les ordres religieux qui furent créés dans ces années-là mais aussi les nombreuses Cathédrales qui y furent construites ou mises en chantier (Verdun, Vézelay, Vienne, Toulouse, Saint Denis. Cf. Plein Jour N° 18 de septembre 2012 p.19).
Pendant que certains bataillaient pour faire de leur église une institution forte et puissante, y compris face aux rois et aux empereurs, d’autres entendaient la voie de l’appel évangélique qui ne cesse de retentir dans les consciences. Robert d’Arbrissel parcourt les villages en prêchant avec une petite troupe de frères qu’il appelle « les pauvres du Christ ». Il y accepte aussi les femmes. Mieux que cela, il va lui-même établir sa couche parmi elles et y encourage ses frères. Il veut ainsi s’obliger à lutter contre ses instincts trop humains : « en imposant aux hommes de sa troupe une sublimation ascétique et pénitente des sens.» Robert scandalise quand il dort au milieu des femmes. Cette proximité entre les sexes voulue par lui s’explique par la pratique du Syneisaktisme, pratique ascétique déjà pratiquée par les Pères… et Mères du désert (3 et 4ème siècles en Égypte. Voir PJ N°16 de mars 2012), qui consiste en la cohabitation chaste de personnes de sexe différent afin de surmonter les tentations charnelles.
Mais l’institution le rattrape. L’évêque le réprimande. On ne peut tolérer de tels écarts ! Voici que maintenant certaines femmes en viennent à quitter leur mari pour cet oasis évangélique. Les grands se plaignent de son succès auprès de leurs épouses ; et les curés aussi se plaignent de voir leurs paroisses désertées. Mais Robert, qui a été invité à prêcher devant le pape Urbain 2 venu pour lancer la croisade à Clermont-Ferrand, en reçoit mission de prédicateur itinérant. Et il en use abondamment, ne craignant pas de fustiger les uns et les autres : « Simoniaques sont les docteurs, évêques, abbés et prêtres ! Les princes sont iniques, voleurs, adultères, incestueux. Les peuples ignorent la loi de Dieu Personne ne fait le bien, ne dit le bien. Tous parlent contre la vérité… » C’est le langage d’un prophète ! une parole de feu ! Savonarole parlera ainsi.
Pour y mettre bon ordre, l’institution va encadrer ces débordements. Finies les pérégrinations évangéliques. (Mais n’est-ce pas sans cesse le même refrain : le conflit entre le prophétisme et l’institution !) Robert devra se sédentariser. On lui attribue un terrain au nord du diocèse de Poitiers, près de Saumur, au vallon de Fontevraud, entre Angers et Tours. Finie la joyeuse égalité, la joyeuse liberté ! Nous sommes en 1101. L’ordre de Fontevraud est né. Mixte au départ. Mais la cohabitation d’hommes et de femmes dans un même lieu passe mal, surtout en période de réforme grégorienne très sensible sur ces questions. Il sépare donc les hommes et les femmes dans deux monastères différents mais proches, un « monastère double », un monastère de femmes et un monastère d’hommes, voisins mais séparés. Il y eut naturellement des exceptions. Les femmes auront leur clôture. L’ordre comptera jusqu’à 57 prieurés en Auvergne, en Bretagne, en Gascogne et en terre de France mais aussi en Angleterre. En prononçant leurs vœux, les hommes et les femmes promettaient stabilité, conversion de mœurs, chasteté pure, pauvreté nue, silence et obéissance.
Pourtant tout commence par des cabanes. Mais les dons affluent. Rapidement s’exerce la générosité des Comtes d’Anjou, puis de la célèbre famille des Plantagenêt notamment et aussi de nobles dames, quelques fois veuves, attirées par cet homme de feu. Parmi elles, l’ancienne épouse du Comte d’Anjou qui devint la maîtresse du Roi de France Philippe 1er. (Il l’épousera ensuite, ce qui lui vaudra l’excommunication, mais dont il eut 3 enfants !) Elle sera bouleversée par un prêche de Robert ; elle décidera alors de mettre fin à cette relation avec le Roi et de venir elle-même se retirer à Fontevraud avec sa sœur et ses nièces ! Fontevraud est devenu un lieu à la mode ! Dès 1115 on compte une vingtaine de prieurés qui y sont rattachés. Robert innove en fondant avec ses disciples une maison double, rompant avec les règles du monachisme ordinaire. Il crée aussi une maison pour les lépreux et une autre pour l’accueil des prostituées repenties. On pense d’ailleurs qu’il a accueilli là un certain nombre de femmes obligés de quitter leur mari prêtre sous la pression des papes de la Réforme et de certains évêques plus rigoureux tandis que d’autres pratiquaient la politique du « Si non caste, tamen caute : Si tu ne peux vivre chastement, fais preuve au moins de prudence. » Certains évêques fermaient les yeux lorsque leurs prêtres concubinaires savaient se montrer discrets. (pratique qui n’a pas beaucoup changé depuis !) D’autres, et en grand nombre, furent accueillies par le Pape lui-même à Rome ; il en fit ses servantes. A Rome, le synode du Latran de 1074 avait condamné de nouveau les prêtres concubinaires et leur avait même interdit de célébrer la messe, ce qui équivalait à les priver de tout moyen de subsistance et de toute utilité sociale. Grégoire VII avait même pour cette raison excommunié plusieurs évêques ou archevêques (pratique assez répandue à l’époque, aussi bien contre les ecclésiastiques que contre les princes.)
Robert, lui, a bien pris soin de séparer les hommes des femmes dans son nouvel ensemble, mais en tant que maître de la communauté, il se permet d’aller dans le cloître des femmes et de passer encore des nuits auprès de certaines d’entre elles. Il s’adonne à ces pratiques non pas auprès des femmes nobles nombreuses au sein de la communauté, mais auprès des anciennes prostituées qui l’ont suivi lors de ses déplacements avant de se fixer à Fontevraud ; ce qui entraîne jalousie et dénonciations. Il persiste cependant et même, comble du prophétisme, lorsqu’il décide de reprendre son itinérance de prédicateur, il confie la gestion de l’ensemble… à une femme Abbesse, tout en s’en réservant la direction ! elles s’appelaient Hersende de Champagne, puis Prétronille de Chemillé, toutes deux issues cependant de l’aristocratie ! Voilà-t-il pas un pionnier du féminisme dans l’église !
Il mourut en 1116, sept ans avant le premier Concile du Latran qui prit les décisions que nous savons dans la ligne de la Réforme grégorienne. Dont Robert s’était fait un ardent promoteur, lui le fils et petit-fils de prêtre !
Les Abbesses voyaient grand et elles firent construire là une immense abbaye qui n’avait plus rien de commun avec les cabanes primitives. Elles cherchèrent même à gommer certains aspects de la vie du fondateur. Vite enterré, vite oublié ! On sélectionne ce qui plait et on rejette le reste. Pensons à François, celui d’Assise qui ne voulait pas que ses « frères » se fassent ordonner prêtres !
A sa mort, elles ne respectèrent même pas ses dernières volontés. Lui qui voulait être enterré au cimetière parmi « ses frères » sera inhumé dans le chœur de l’Abbatiale, chez ces Dames, donc à l’intérieur de la clôture. Tout culte public, toute dévotion populaire était de ce fait devenu impossible. Il sera ainsi le seul fondateur d’ordre religieux à ne jamais être canonisé. Faut-il le regretter, sa notoriété comme sa sainteté et son caractère prophétique dussent-ils en souffrir !!!
La révolution française mit fin à l’Ordre de Fontevraud. Les biens de l’Abbaye furent saisis. Napoléon en fera un centre de détention. Il le restera jusqu’en 1963, date de sa restauration. L’Abbaye Royale de Fontevraud, située aux confins des trois provinces du Poitou, de l’Anjou et de la Touraine, demeure l’une des plus vastes cités monastiques héritées du Moyen Âge. Il ne reste plus aujourd’hui que deux des quatre prieurés que comprenait l’ensemble : Sainte-Marie pour les « contemplatives », Sainte-Marie-Madeleine pour les sœurs converses, Saint-Jean de l’Habit pour les moines et Saint-Lazare pour l’accueil des lépreux puis des malades, l’ensemble étant dirigé par une femme Abbesse. Les deux prieurés restants sont classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO. On y trouve plusieurs gisants : Henri II, roi d’Angleterre, Éléonore d’Aquitaine et Richard Coeur de Lion, car ce lieu avait été choisi comme lieu de sépulture par les donateurs Pantagenêt. Le Centre culturel de l’ouest, dépendant du Conseil régional Pays de Loire, en assure l’animation depuis 1975.
Mais on peut encore admirer sa munificence. On se rappelera alors que c’est l’œuvre d’un homme qui s’est voulu pauvre parmi les pauvres, mais que la société et l’église se sont empressés de recadrer. Un exemple intéressant qui nous montre aussi comment la discipline du célibat a pu évoluer au cours des âges.
Jean
Extrait de PJ28 de Mars 2015