Pourquoi des prêtres célibataires dans l’Eglise Catholique Romaine sous prétexte que Jésus était célibataire ? Et pourquoi l’était-il ?

(N.B. Article un peu long. Ne vous découragez pas.
Vous ne devriez pas le regretter !)

Article tiré du Bulletin de Plein Jour Pâques 2020.

Par quels arguments justifie-t-on aujourd’hui encore le célibat des prêtres ?
L’un de ceux-ci, le plus enraciné peut-être : Jésus était célibataire.

Nous ne chercherons pas ici à savoir si effectivement Jésus était célibataire. Certains chercheurs pensent que ses relations avec Marie-Madeleine viennent perturber cette affirmation. Nous regarderons plutôt vers un autre aspect ; nous nous interrogeons : s’il en est ainsi, pourquoi Jésus était-il célibataire ? En effet si nos hiérarques nous affirment qu’ils veulent maintenir cette discipline du célibat (discipline mais pas dogme, nous répète-t-on, fort justement d’ailleurs !) et pour ce motif-là, il est vital de savoir pourquoi Jésus était célibataire. Traquons les indices !

Dans l’évangile de Marc, il est raconté que quelqu’un dans la foule cria à propos de Jésus « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie ? » (Mc 6/3)  Cette manière de parler est tout à fait inhabituelle. Un bon juif est toujours référencé par rapport à son père ; on le verra notamment lorsqu’on parlera de généalogie. A travers Marc, on retrouve en permanence ce type d’expression. Lorsque Jésus appelle des disciples, ils sont désignés de même : « Lévi, fils d’Alphée ». (Mc2/14) Et plus loin, «Il vit Jacques, fils de Zébédée.»  (Mc 1/19) L’expression « Jésus, fils de Marie », ce sont les gens de Nazareth, le village où il a vécu toute son enfance, et jusqu’à 30 ans même, qui l’utilisent. Ils connaissaient bien la famille évidemment, 30 ans ! Ils s’étonnent de l’entendre parler si doctoralement dans leur synagogue. « N’est-ce pas le frère de Jacques, de Joseph, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas parmi nous ? » (Mc 6/3) Or, on sait que Marc est le plus ancien des évangiles, donc le plus proche de l’époque de Jésus. Pourquoi donc cette appellation insolite « Jésus, le fils de Marie » et non le fils d’un homme ?

Dans l’évangile selon Jean, alors qu’il est sur l’esplanade du temple de Jérusalem, les scribes et les pharisiens lui amènent une femme prise en flagrant délit d’adultère. « Faut-il la lapider comme le demande la loi de Moïse. Qu’en dis-tu ? » A cette occasion, ils lui lâchent qu’ils ne croient pas à son témoignage : « Ton témoignage ne vaut pas. » Pourquoi ? Mystère ! Et plus loin, ils lui posent cette question « Où est ton père ? » (Jn 8/3)  Jésus essaie de les convaincre qu’ils sont dans le péché parce qu’ils ne croient pas ce qu’il leur dit de la part de son père. Ses opposants lui lancent alors « Nous, nous ne sommes pas nés de la prostitution. » (Jn 8/41) Des rumeurs circulaient-elles déjà sur sa naissance ?

A Béthanie, près de Jérusalem, Marthe va à la rencontre de Jésus. Ce dernier est venu dès qu’il a appris de la mort de son frère. Puis elle vint chercher sa sœur : « le Maître t’appelle ». (Jn 11/28) Un peu plus tard, mais toujours rapporté par Jean (Jn 13/13), Jésus se reconnait lui-même comme Maître auprès de ses disciples. Après leur avoir lavé les pieds, Jésus leur dit « Vous m’appelez Maître et Seigneur; et vous dites bien, car je le suis… » et, contraste, il se présente alors comme le serviteur. Or, à l’époque, un Rabbi, un Maître, se devait d’être marié et ce, pour des raisons idéologiques. Il devait d’abord donner l’exemple et même avoir une grande famille ; cette abondance était le signe de la bénédiction et de la grande largesse de Yahvé. Un rabbi célibataire, ça ne se fait pas ! Ce n’est pas dans la ligne. C’est hors norme. Pourquoi Jésus Maitre, Rabbi, est-il resté célibataire ?

Dès les premières lignes de son récit de vie (1/18), Matthieu affiche une entête très explicite : « Voici quelle fut l’origine de Jésus. » Puis il enchaine par un bref récit sur lequel on saute allégrement, et qui est pourtant unique : Joseph est très secoué par ce qu’il vient de découvrir. Il est alors fiancé à Marie, ce qui à l’époque les fait considérer comme de vrais époux, mais il n’a pas encore habité avec elle. Or voilà que la jeune fille est enceinte. C’est perçu comme une chose scandaleuse. Pour le jeune couple, c’est une catastrophe ! Joseph envisage alors plusieurs hypothèses. Il veut éviter à sa fiancée, présumée infidèle, la honte de rendre public le fait qu’elle ait été enceinte avant leur mariage. Adultère signifie mort, nous l’avons entendu plus haut. Joseph ne veut pas la diffamer publiquement. Or en cas d’adultère, la loi juive autorise le divorce.  Il envisage alors une répudiation, mais secrète. Mathieu, dans son récit, considère qu’il a agi alors comme un homme « juste », donc un homme qui fait ce que dit la loi. (On s’interroge :  comment Mathieu, qui écrit dans les années 80, a-t-il connu tous ces détails ?) Or, le Deutéronome (24/1) oblige à ce que la répudiation soit publique ; elle doit être scellée par un certificat officiel. Comment sortir de la contradiction ? A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène littéraire pour introduire l’annonce de la naissance dite virginale.
Que disent les autres auteurs ?

Paul, premier rédacteur d’écrits du NT (an 50-64) ne dit rien de la naissance de Jésus. Dans sa lettre aux Galates, il écrit seulement : « Dieu a envoyé son fils né d’une femme et assujetti à la loi (Galates 4/4) », comme tout le monde. Marc, premier auteur d’un évangile, commence son récit à la rencontre avec Jean Baptiste et ne dit rien de l’enfance. Jean, quatrième auteur, commence son récit (après le prologue sur le Verbe) par l’enquête menée par des pharisiens auprès de Jean Baptiste : « Qui es-tu ? » ; et lui non plus ne dit rien de l’enfance.
Quand donc a été introduite dans ces écrits du NT l’invention de la naissance virginale ? Or, concevoir une mère-vierge est une pure contradiction, impensable pour un juif. On sait que Matthieu et Luc ont copié en grande partie les récits de Marc, sauf pour l’enfance où ils ont innové. Matthieu, qui compose son récit 20 ans après Marc, affirme clairement que Marie s’est trouvée « enceinte du fait du Saint esprit ». Luc, 10 ans après lui, met en œuvre tout un scenario personnel avec apparitions d’anges spécialement porteurs de révélations. « Tu concevras un fils, dit l’ange à Marie. Tu lui donneras le nom de Jésus (ie. Dieu sauve)… Dieu lui donnera le trône de David son père… » Et plus loin : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du très haut te prendra sous son ombre… » Un condensé de révélations, toutes à la fois : une conception surprise, un nom, un trône, le très haut…  Les anges, envoyés de Dieu et ses porte-parole dans la cosmogonie biblique, sont le plus souvent aussi des « deus ex machina » de théâtre.

Toujours est-il que Jésus n’a pas de père.

Matthieu, lui, introduit son évangile-bonne nouvelle par une généalogie. Ils ne sont que deux à mentionner une généalogie : Mattieu et Luc. Mais Luc la situe plus en aval (Ch 3), lors du baptême de Jésus, après avoir cité les paroles venues du ciel : « Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » Paroles tirées du Psaume 2 et qui signifient l’introduction de Jésus comme Messie pour le peuple juif. Comme un parallèle à l’affirmation de Matthieu : « Jésus, fils de David ». Mais Luc ajoute, tout de suite après, une parole sibylline : « Il était fils, croyait-on, de Joseph. » (Lc 3/23) Croyait-on ! Peu d’entre les lecteurs s’attardent à ces généalogies étranges. Quel intérêt représente cette longue litanie de noms, la plupart inconnus de nous ? Pourtant ce texte placé au cœur du récit évangélique chez Marc, mais en introduction chez Matthieu (Ch 1) ne peut pas être là sans raison. Pour traduire « evangelium », nous employons l’expression « Bonne nouvelle » sans toujours nous demander en quoi ces textes racontent une bonne nouvelle ; quelle a été la bonne nouvelle en particulier pour les juifs de la génération de Jésus ? Nous devons en effet nous situer au niveau de leur histoire sans empiéter sur la suite et notamment, sur ce que le message a pu devenir. Nous nous plaçons ici sur le plan du Jésus de l’histoire, plan différent du Jésus de la foi. On sait que cette distinction est fondamentale dans la manière dont les exégètes réfléchissent aujourd’hui à une meilleure compréhension de Jésus et de son message en le replaçant dans son cadre d’origine. Jésus est un juif à 100%. Il nous faut reléguer dans le passé cette manière de le comprendre comme le fondateur d’une nouvelle religion. Jésus, juif et vrai juif fidèle, n’a voulu être qu’un réformateur de la loi juive, et donc de la manière de vivre en bon juif.
Essayons alors de comprendre pourquoi, en introduction, Matthieu nous présente une généalogie qui, à première vue, nous semble vraiment fastidieuse, et qui est de fait surprenante, sans rapport avec une « bonne nouvelle»… sauf si nous arrivons à la resituer dans son contexte. Nous savons que Matthieu, qui écrit après Marc, s’adresse à un public juif. Or dès le lever du rideau, dès la première ligne, il nous annonce « Jésus, fils de David ». On ne sait encore rien de sa vie, pas même sa naissance ou ses premières prédications, et le voilà déjà en quelque sorte sacré roi, parce que désigné comme fils du grand roi David. Ce dernier aurait régné de -1010 à -970 selon une estimation des archéologues.  Osons la comparaison, je vois mal comment, arrivant dans un groupe de travail à l’usine ou au bureau, je devrai me présenter comme le fils d’un aïeul qui vivait plus de 1.000 ans avant moi !! Mais hélas ! nous nous sommes habitués à lire cela, sans sourciller, dans les livres bibliques !
Cette généalogie de Matthieu nous présente d’une manière répétitive X fils de Y, l’un et l’autre étant toujours des hommes, rien que des hommes; tel père engendra tel fils… Sauf en 4 endroits. En effet quatre femmes, quatre mères, se sont glissées dans cette longue énumération. Et ces noms d’intruses n’ont pas été choisis au hasard car l’auteur veut montrer dans quelle histoire il situe Jésus. A sa différence, Luc, dans sa généalogie, reste très classique ; il n’y introduit aucune femme. Regardons en détail. Ces histoires sont riches de sens et les juifs de l’époque, fiers et pétris de l’histoire de leur peuple choisi par Dieu, ont dû les interpréter bien plus facilement que nous ! Qui sont ces quatre femmes ? Et pourquoi sont-elles là ?

  1. Tamar est la première nommée : « Juda engendra Péreç et Zara, de son union avec Tamar » (Mat 1/3). Qui était cette femme ? Pourquoi figure-t-elle ici ? Il nous faut dire un mot de son histoire. Tamar est une cananéenne, auparavant mariée. Elle perd son mari, qui était un juif fils de Juda. Or il existe une règle, celle du lévirat : « Quand un homme marié meurt sans descendance, un de ses frères doit prendre sa place auprès de la veuve pour lui faire un enfant qui prolongera la lignée. » Le frère s’appelle Onan ; son nom est resté célèbre ! Onan refuse de faire un enfant à son frère : « Il laissait sa semence se perdre à terre ! » » dit le texte. L’onanisme est resté dans les annales ; il se dit aujourd’hui masturbation ! Dieu le punit ; il meurt. Catastrophe pour Tamar. L’autre frère est trop jeune. Alors Tamar imagine un stratagème ! Elle se déguise en prostituée et séduit son beau-père, Juda. Il ne l’a pas reconnue sur le bord du chemin. Quand il s’apercevra que sa belle-fille est enceinte, Juda va l’injurier… avant de découvrir qu’il est le père de l’enfant ! Plus exactement de jumeaux ! (Genèse ch.38)
  2. Rahab la seconde. « Salmon engendra Booz de son union avec Rahab. » (Mat 1/3) Rahab est aussi une prostituée, pas une occasionnelle comme Rahab, mais une professionnelle, une des plus belles femmes de l’histoire, raconte-t-on ! Elle habite Jéricho, ville cananéenne. Les troupes de Josué vont attaquer la ville. Josué envoie deux espions pour repérer les lieux. Rahab va cacher ces espions étrangers sur le toit de sa maison afin que les soldats de la ville ne les découvrent pas, puis les fera s’échapper par une fenêtre. En échange de ce service, les soldats de Josué épargneront sa famille alors qu’ils détruiront toute la ville de Jéricho, selon le récit biblique. Cette femme prostituée et d’origine étrangère est alors introduite dans le peuple juif pour la remercier de son geste. (Livre de Josué Ch 2 à 6)
  3. Ruth : « Booz engendra Jobed, de son union avec Ruth. » (Mat 1/5) C’est une femme qui habite de l’autre côté du Jourdain, au pays de Moab. Une étrangère encore. Elle a épousé le fils de Noémi dont la famille a été chassée de Bethléem par la famine ; mais il meurt. Un jour, elle accompagne sa belle-mère, déjà veuve aussi, qui part pour Bethléem. Ruth s’arrête pour glaner dans le champ d’un riche parent de Noémi nommé Booz. Booz l’accueille avec énormément de sollicitude au point d’ordonner à ses ouvriers de laisser volontairement tomber quelques épis en liant les gerbes. Noémi encourage sa belle-fille à séduire Booz alors qu’il vanne l’orge. « Parfume-toi, mets ton manteau et descends sur l’aire. Mais ne te fais pas connaître de cet homme jusqu’à ce qu’il ait achevé de manger et de boire. Quand il se couchera… arrive, découvre ses pieds et couche-toi. Lui t’indiquera ce que tu as à faire ! » (Livre de Ruth 3/2-5) De cette union naquit l’arrière-grand-père du Roi David ; il s’agissait pourtant d’une relation impure puisque réalisée avec une étrangère, une moabite, de celles qu’on soupçonnait d’adorer des idoles. L’auteur veut ainsi partir à contre sens des règles et des opinions habituelles farouchement opposées à toute union avec des étrangers, et surtout des étrangères, en révélant que David lui-même avait du sang moabite.
  4. La quatrième. « David engendra Salomon, de son union avec la femme d’Urie » Le texte ne donne pas son nom ! Etrange ! Pourquoi ne la nomme-t-il pas ? il s’agit d’une histoire plutôt sulfureuse encore. Elle s’appelait Bethsabée. Son nom ne nous est pas inconnu ; les peintres de la Renaissance en ont fait un de leurs motifs privilégiés !Le roi David est marié avec la fille du Roi en exercice, Saül. Il est aussi très copain avec son fils Jonathan. Il aperçoit un soir, du haut de la terrasse de son palais, une femme en train de se baigner. Elle est très belle. Il se renseigne ; c’est la femme d’un capitaine de son armée, un hittite, c’est-à-dire un étranger originaire d’un peuple d’Anatolie florissant au siècle précédent, et devenu un de ses lieutenants Or, l’armée est en train de guerroyer contre les Ammonites, un royaume installé du côté de l’actuelle Jordanie.

Il fait venir la femme au palais et couche avec elle. Quelques temps après, la femme lui fait savoir qu’elle est enceinte. Alors, stratagème ! Il fait revenir Urie, le capitaine ; une nuit avec elle effacera son adultère. Mais le mari refuse de coucher avec son épouse. David le fait boire. Rien n’y fait. Alors il le renvoie au combat mais ordonne à ses généraux de le placer au plus fort des combats. Urie est tué. Le prophète Nathan le lui reprochera. David se repent. « J’ai péché contre Yahvé ! » Mais leur fils meurt. Alors David fait venir la femme, veuve, chez lui. Un second fils naîtra, illégitime ! On l’appellera Salomon ! « Et Dieu l’aima. » Quelle suite : Adultère, assassinat, machinations, trahison, cadavres accumulés… un plan sinistre dans une histoire qu’on nous avait qualifié de « Sainte » ?! Mais David s’est repenti. Il sera loué pour sa conversion.

David a eu plusieurs épouses officielles avant Bethsabée, et peut-être une centaine, officieuses ! Officiellement 8 enfants dont 7 garçons. Pourtant, Bethsabée va jouer des coudes, appuyée par le prophète Nathan et moyennant quelques assassinats dans la famille de David, pour faire reconnaître, par un David très affaibli, son fils Salomon comme le successeur officiel. Il était pourtant d’origine particulière ! Et doublement : fils d’un adultère et fils d’une femme mariée auparavant avec un étranger ! Il régnera cependant à partir de 970. Il construira le fameux temple de Jérusalem.  Ce récit de la succession de David est capital, un des tout premiers textes écrits de la bible, disent certains chercheurs. David et son fils Salomon sont considérés comme les deux fondateurs de l’ancien État d’Israël. Mais il n’y aura plus de roi ni en Israël au nord à partir de 722 avant JC (avec l’invasion des Assyriens), ni dans le royaume de Juda au sud dès 587 lors de l’invasion des Babyloniens et de la déportation des élites. Comment s’accomplira alors la promesse faite à David et transmise par la prophète Nathan: « Ta maison et ta royauté subsisteront à jamais devant moi et ton trône sera affermi. » Pour ta descendance « Je serai un père et il (elle) sera pour moi un fils » ? (2 Samuel 7/16) On est dans l’attente ! Un Messie naîtra de cette souche. Matthieu l’annonce : c’est Jésus. « « Celui-ci est mon fils bien-aimé » C’est la voix qui des cieux se fait entendre au baptême de Jésus. (Mat 3/17)

Qu’y a-t-il de commun à ces quatre femmes ?
Elles sont devenues mères à la suite d’irrégularités sexuelles, mais elles sont magnifiées en étant inscrites dans l’ascendance de Jésus !

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Tamar a joué à la prostituée pour séduire son beau-père ; elle a joué la transgression contre le tabou de l’inceste. Rahab est une prostituée professionnelle. Ruth séduit Booz sur les conseils de sa belle-mère et Bethsabée est victime du droit de cuissage royal. Quelle panoplie de situations vertueuses ! De plus Tamar est cananéenne ; Rahab, aussi, habitante de Jéricho ; Ruth est moabite et Bethsabée est l’épouse d’un hittite. Enfin, caractéristique importante, majeure même : malgré cela, ces quatre femmes se retrouvent intégrées dans le peuple d’Israël, réhabilités en quelque sorte.  Elles occupent même dans l’histoire biblique des places de premier rang : Tamar engendra Péreç qui fut l’ancêtre de David. Rahab la prostituée, païenne, étrangère, du plus bas rang social, va rejoindre le peuple élu. Elle sera citée comme un modèle de foi parce qu’elle a tourné le dos à ses dieux : « Je sais que le seigneur YHWH est Dieu au ciel et sur la terre, proclame-t-elle », une véritable conversion, une magnifique profession de foi. Ruth la moabite sera aussi louée pour sa conversion au judaïsme : elle sera l’arrière-grand-mère de David. Quant à Bethsabée, elle enfantera de David le grand roi Salomon, celui qui avait été baptisé par le prophète Nathan du nom de Yedidia « le Bien-Aimé du SEIGNEUR » .

Or, la loi juive interdit rigoureusement tout commerce charnel avec les peuples étrangers. Les étrangers devaient être tenus à distance, car Il convenait de préserver la pureté, de maintenir la sainteté du Peuple que Dieu s’est choisi en le différenciant des peuples idolâtres. (Exode 23/32) D’où, entre autres, les lois très strictes sur les mariages ou encore sur la consommation. Nombreuses sont les occasions où Jésus interviendra sur la pureté. A travers les épisodes d’histoire de ces quatre femmes, l‘auteur fait même passer un message nouveau : certains métissages ont été bénéfiques ; c’est l’invitation à une ouverture. Il n’en reste pas moins que toutes ces naissances sont hors norme, le fruit d’une union irrégulière et donc illégitimes au regard de la Torah.

Dans cette généalogie de Matthieu, il y avait une cinquième femme !

Or, à la suite de cette longue énumération descendante, d’Abraham à Jésus, et comme s’il s’agissait d’amener le lecteur à une conclusion sans la lui dicter, Matthieu insère une cinquième femme : Marie ! « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus. » Contrairement aux personnages habituels de la généalogie, Joseph n’y est pas dit père de Jésus, mais « l’époux de Marie de laquelle est né Jésus. » Que veut bien signifier Matthieu en mettant quasiment en parallèle de ces quatre femmes le cas de Marie ? Elle aussi a conçu son fils dans des conditions irrégulières. Matthieu met en scène un enfant né hors mariage. Joseph n’est pas son père. L’enfant a été conçu hors d’un mariage légitimé par la Torah.
Le message est clair : avant Jésus, et dans sa lignée, il y a déjà eu d’autres naissances irrégulières dans la famille de Joseph, mais… Mathieu, vers la fin du premier siècle, a entendu lui aussi des bruits sur la naissance hors norme de Jésus et il veut certainement en atténuer l’impact. Adultère, comme le soupçonne Joseph ? Ou viol comme le suggèrent des écrits rabbiniques ? Viol attribué à un soldat romain, comme le diront certains évangiles apocryphes ? Nul ne sait !! Mais ces cinq femmes ont en commun d’avoir enfreint les lois de pureté ! Ces règles de pureté très strictes, très tatillonnes même, encadraient alors la vie quotidienne et toutes les activités des croyants. On sait comment Jésus va s’attaquer durement à ces notions de pureté, par réaction peut-être aussi ! Il sera assassiné en raison de ses interprétations et de sa liberté à l’égard de la loi.
Ainsi annonce Matthieu, à travers ces unions irrégulières et ces enfants illégitimes, Dieu conduit son peuple en se servant des médiations humaines. Tous ces enfants, nés de relations irrégulières, ont été la gloire d’Israël, héritiers et garants de l’Alliance. On disait autrefois : Dieu écrit droit avec des lignes courbes ! Matthieu y voit une continuité : Dieu intervient sans cesse dans l’histoire du salut apporté à ce peuple choisi par lui et il se sert de toutes ces situations, même les plus scabreuses au regard de la loi. Ainsi ces femmes se retrouvent désignées et exaltées par Matthieu comme aïeules et mère de Jésus, de son ascendance ! Et Marie se trouve justifiée avec elles.

N.B. En qui concerne ces règles de pureté-impureté, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à d’autres sources sur ce sujet capital afin de mieux comprendre l’univers social et religieux où Dieu est omniprésent, vulgairement dit, mis à toutes les sauces !

Un chercheur américain, Bruce Chilton, spécialiste du christianisme et primitifs, a ainsi proposé de voir en Jésus un « mamzer », (Deut 23/3) autrement dit un enfant illégitime, un enfant bâtard. Bâtard ?  Ce terme nous parait choquant aujourd’hui mais pour approcher le Jésus de l’Histoire, il faut se replacer dans son histoire, celle de son temps, (« Jésus en son temps », comme titrait le livre tout nouveau à l’époque, de Daniel Rops) dans un lieu, la Palestine, et un temps rythmé et encadré par la loi juive. Bien des enfants naissent aujourd’hui hors mariage, certains avant mariage seulement, mais il n’y a plus cet encadrement religieux ni cette pression sociale. Le Deutéronome (23/3) précisait le statut de ces enfants : ils seront exclus de l’Assemblée de Dieu et de même leurs descendants, jusqu’à la dixième génération. Leurs droits à l’héritage sont minimes et leurs possibilités de fonder un foyer et d’avoir des enfants sont compromises. Autrement dit, le Mamzer est condamné au célibat, s’il ne veut pas que les enfants qu’il aurait pu avoir soient autant frappés d’exclusion qu’il l’a été.

Daniel Marguerat, un des meilleurs exégètes actuels du Nouveau Testament, dans son ouvrage « Vie et destin de Jésus de Nazareth » publié en mars 2019, reprend cette hypothèse. « Une généalogie en début de texte, dit-il, c’est un signal à l’intention du lecteur ; l’auteur de l’Évangile de Matthieu lui montre de quelle histoire Jésus est le produit. »
https://www.mondedelabible.com/a-lire-vie-et-destin-de-jesus-de-nazareth-par-daniel-marguerat/
Ce qui nous semblait ainsi une généalogie sans intérêt (passons au chapitre suivant, disions-nous) est devenu une source d’information assez extraordinaire sur l’histoire même de Jésus et notamment sur cet aspect de Jésus sur lequel on a voulu calquer le statut du prêtre moderne.
Si donc, avec de grands noms de l’exégèse, nous accordons valeur à cette hypothèse, ce serait à cause d’une transgression de la loi de pureté sexuelle que Jésus serait devenu « mamzer », condamné au célibat et non par choix personnel. On mesure le dévoiement que représenterait alors l’obligation disciplinaire du célibat sacerdotal !

Cette hypothèse nous permettrait d’ailleurs de comprendre par ailleurs pourquoi Jésus, lui-même un marginal de la société juive, a été si proche des exclus de son époque : les prostituées, les lépreux (Mc 1/40), les juifs « collaborateurs » qui collectaient les taxes pour l’occupant romain, les possédés du démon… mais aussi proche de tous ceux que leur infirmité tenait éloignés de la vie sociale : aveugles, estropiés, paralysés (Mc 2 :3)… Il n’a pas rechigné de manger avec des pécheurs, des publicains, et même des scribes dans la maison de Lévi, futur disciple. ((Mc 2/13) Cette miséricorde n’est-elle pas la clé de cette Bonne nouvelle que représente le message de fraternité universelle proclamé par Jésus ?

Nous avons encore beaucoup à découvrir  et à redécouvrir sur lui. Mais nous devons aussi nous délivrer de tout ce qu’on a pu greffer sur lui abusivement au cours des siècles. Nous sommes appelés à déconstruire.  Et à lui rendre son humanité, pleine et entière, comme fruit d’une intense réflexion. Et lui rendre aussi sa judéité.

Jean COMBE