Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église Arte Mardi 5 mars 2019

Depuis des décennies, des religieuses de tous les continents sont abusées sexuellement par des prêtres prédateurs. ARTE propose une enquête glaçante sur le dernier scandale de l’Église catholique au moment même où le pape Francois vient de reconnaitre ces violences sexuelles au sein de l’institution.
Si la parole des victimes de prêtres pédophiles s’est libérée publiquement ces dernières années, celle de soeurs agressées sexuellement par des hommes d’Église peine à franchir le mur du silence. Pourtant, elles sont nombreuses, partout dans le monde, à subir des viols par des ecclésiastiques abusant de leur autorité. Certains prêtres n’hésitent pas même à détourner les textes des évangiles pour disposer impunément du corps des religieuses. Lesquelles, lorsqu’elles se retrouvent enceintes, sont exclues de leurs congrégations ou contraintes d’avorter. Quand ces crimes sont avérés dans les paroisses, les coupables sont seulement mutés par la justice cléricale. Dans les années 1990, après plusieurs années d’enquête dans vingt-trois pays, deux missionnaires américaines transmettent l’une et l’autre au Vatican un rapport très documenté sur ces abus sexuels. Mais leur cri d’alarme reste sans réponse. En mars 2001, le journal américain The National Catholic Reporter publie pour la première fois ces révélations. Des parlementaires européens, qui se saisissent de l’affaire, font alors adopter une résolution sommant le Saint-Siège de réagir, en vain. Depuis, malgré les dénonciations répétées au sein de l’institution, trois papes se sont succédé sans jamais remédier aux violences sexuelles perpétrées contre les femmes consacrées.

Au fil d’une rigoureuse investigation menée pendant deux ans sur quatre continents, Marie-Pierre Raimbault et Éric Quintin lèvent le voile sur une effroyable réalité qui ronge le clergé catholique depuis des années. Pour la première fois, des religieuses victimes se confient à coeur ouvert sur leur tragédie intime brisant l’omerta imposée par le Vatican. Outre leur courageuse et douloureuse parole, ce documentaire livre des témoignages rares de mères supérieures ou d’hommes d’Église, dont un proche du Pape François, engagés dans la lutte contre ces agressions sexuelles. Il interroge aussi des responsables religieux soucieux de repenser les rapports entre les genres au sein de leurs congrégations. Des dérives mafieuses de certaines communautés cléricales aux avortements forcés jusqu’aux méthodes utilisées pour étouffer le scandale, une plongée glaçante au coeur d’un des plus anciens tabous de l’institution catholique.

Entretien exclusif avec une des victimes.

Pendant vingt-cinq ans, Michèle-France a été abusée par deux prêtres au sein des communautés religieuses auxquelles elle a appartenu. Un témoignage poignant. Rencontre.

Comment vous êtes-vous retrouvée sous l’emprise de votre premier bourreau ?

Michèle-France : En 1971, quelques mois après avoir prononcé mes voeux perpétuels dans un couvent de carmélites, je traverse une période difficile au cours de laquelle je vais mal. Ma supérieure me propose d’être accompagnée par le père Marie-Dominique, un prêtre respecté, qui fondera en 1975 la Famille Saint-Jean *. Un dimanche de juillet 1972, il m’a pris pour la première fois la main et a embrassé mes doigts, l’un après l’autre. À chaque rencontre, il poussait plus loin l’intimité physique pour, disait-il, “me faire sentir l’amour de Jésus”. J’étais désarçonnée par la nature de ses gestes, mais l’Église nous inculque l’idée que le prêtre est le représentant de Dieu et qu’il est impensable de contester son autorité. Je crois aussi que je voyais cet homme comme la substitution du père que j’avais perdu à l’âge de 9 ans. Il a profité de ma vulnérabilité pour me mettre sous son joug.

En 1976, vous vous êtes confiée au père Thomas, le frère de votre abuseur…

Alors que, désorientée, j’ai quitté le couvent en 1974, le père Marie-Dominique m’a ramené à la vie religieuse en me dirigeant vers un prieuré en Saône-et-Loire, dont la supérieure est sa soeur. Il m’a présenté son frère aîné, le père Thomas. Celui-ci justifiait les actes de son frère en parlant de “grâce mystique” et a commencé lui aussi à abuser de moi. J’ignorais alors qu’il avait été démis de ses fonctions pendant dix ans par la justice du Vatican en 1952 pour des agressions sexuelles. Désormais également sous son emprise, je suis devenue en 1979 assistante à l’Arche, une communauté chrétienne accueillant des personnes porteuses de handicap intellectuel, dont le père Thomas est l’aumônier. Pendant près de vingt-cinq ans, la mainmise psychologique et spirituelle des deux frères était telle que je ne pouvais leur échapper. Ce n’est que grâce à l’amitié des personnes handicapées et de quelques assistants, qui, sans le savoir m’ont aidée à redevenir moi-même, que je suis arrivée progressivement à me libérer de leur domination.

Un jour, vous avez trouvé la force de révéler votre secret…

Je me suis confiée pour la première fois, en 2007, à Jean de La Selle, ancien responsable de la gestion de l’Arche. Quatorze ans après la mort du père Thomas et un an après celle de son frère, ma parole s’est enfin libérée. En 2014, un couple retraité de la communauté, dont la femme a aussi été abusée par le père Thomas, a témoigné. Une instruction canonique post-mortem sur ce dernier a été ouverte. J’ai révélé alors les abus commis par les deux frères et par la suite quatorze autres victimes se sont fait connaître. L’enquête a confirmé les faits. Cette reconnaissance m’a permis, peu à peu, de reprendre une pratique religieuse que j’avais interrompue pendant quinze ans, car j’avais perdu toute foi en l’Église.

Pourquoi avoir accepté d’apparaître dans ce film ?

Je souhaite témoigner au nom des victimes qui n’ont pas pu ou qui n’osent pas s’exprimer. Parler est douloureux : à la fois parce que vous revivez les abus subis et parce que vous vous exposez à l’hostilité de nombreuses personnes. L’enquête sur le père Thomas a suscité une déferlante de haine de la part de membres de l’Arche. On nous a traitées d’hystériques, de menteuses, on nous a accusées de fomenter un complot contre Dieu. Mais ces crimes, perpétrés si longtemps et couverts par les responsables religieux et les laïcs, doivent être portés à la connaissance du public. En réglant ces affaires en interne, et en offrant, pour réparation, de bonnes paroles et l’assurance de prières, l’Église s’en rend complice par son silence et son inaction.

Quelles mesures doit prendre l’Église catholique pour prévenir ces abus ?

Je crois, tout d’abord, que le Vatican doit délivrer une parole claire sur cette situation, comme il l’a fait sur la pédophilie. Je pense aussi que les communautés ayant fait l’objet de plaintes doivent être dissoutes. Il est fondamental aussi de changer le regard sur les prêtres : arrêtons de les revêtir d’une autorité qui peut conduire à toutes les déviances. Enfin, il faut que les femmes aient davantage de responsabilités dans l’Église, notamment dans les tribunaux cléricaux qui jugent des cas d’abus.

Propos recueillis par Clara Le Quellec

* Après plusieurs plaintes, le Vatican a reconnu en 2016 “les déviances dans la vie sexuelle et affective” du père Marie-Dominique

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De nombreux témoignages

Dans ce documentaire, certaines victimes osent s’affranchir de la loi du silence imposée par l’institution à laquelle elles avaient prêté allégeance. Il me prenait la main et me la mettait sur son sexe en me demandant de le caresser. » Celle qui parle ainsi s’appelle Michèle-France. En 1971, cette religieuse de 26 ans vit sa foi dans un couvent de Carmélites, à Boulogne Billancourt, en banlieue parisienne. Après avoir prononcé ses voeux perpétuels, elle devient la victime du directeur spirituel chargé de l’accompagner : « Les caresses intimes ont commencé. Ce n’était plus à travers la soutane. Il la soulevait et me demandait de le masturber. Il caressait aussi mon sexe. » Quand elle quitte son couvent de la région parisienne, elle tombe sous le joug d’un autre prêtre, frère biologique de son premier bourreau, qui abuse d’elle lui-aussi : « J’étais comme tétanisée par ce vieux bonhomme sale. Je ne comprenais pas pourquoi je me laissais faire. Je vivais cela comme une pénitence… »

Doris ex-religieuse de 33 ans a été violée à Rome en 2007. La jeune allemande travaillait alors dans une bibliothèque de la Famille spirituelle de l’Oeuvre, à deux pas du Vatican. En 2010, le prêtre qui a abusé d’elle durant plusieurs mois a été confondu : « J’ai tout raconté à ma supérieure et elle en a parlé avec son supérieur masculin, qui a ensuite confronté mon agresseur, qui a lui-même admis les faits… Pourtant, il est toujours prêtre et membre de la communauté. Et aujourd’hui encore, il est dans une maison pleine de jeunes Soeurs. Alors que tout le monde sait ce qu’il a fait ! » En 2010, Doris a obtenu le droit de quitter Rome pour s’éloigner de son prédateur. Un an plus tard, face à l’impunité dont jouit toujours le prêtre, elle a décidé de renoncer à sa vie de religieuse. Sa Mère supérieure avait jusqu’alors acheté son silence… en échange de 3000 euros versés par sa communauté.

Quelques hommes d’Église ont décidé de les soutenir. Comme ce prêtre du diocèse de Valence, limogé en novembre 2018 du tribunal ecclésiastique de Lyon. Le Père Pierre Vignon affirme que les condamnations prononcées par les tribunaux ecclésiastiques sont censurées par le Vatican et dénonce la complicité coupable de la hiérarchie de l’Eglise : « Faut balancer, il y a un vrai problème parmi les évêques notamment. Ils sont lâches et protègent les prédateurs quand ils ne le sont pas eux-mêmes ! » Comme d’autres prêtres dans ce film, le père Vignon raconte la condition de servitude de ces religieuses, parfois sexuellement exploitées, jusqu’à Rome…

Ces abus sexuels ne sont ni des faits isolés ni des crimes qui appartiennent au passé. En 2003, dans son école de vie près de Tours, Catherine s’apprête à entrer dans la vie religieuse. En confession, le prêtre chargé de sa formation lui explique : « Tu n’as pas besoin de quête spirituelle, tu es un être supérieur… En revanche, tu as besoin d’amour ! Il mettait ses mains dans mes parties intimes pour – disait-il – les purifier… » Sans le comprendre, cette Française de 18 ans vient de tomber sous l’emprise de ce prêtre formé aux préceptes déviants du fondateur de la Famille Saint-Jean. Comme Catherine, des dizaines de femmes ont été abusées pendant des décennies par les prêtres dévoyés de cette communauté.

Au Canada, un prédateur repenti confirme que les avortements de religieuses abusées font partie des usages. Marie-Paul Ross, la Soeur psychothérapeute qui a permis aux réalisateurs de recueillir sa confession est témoin depuis les années 70 de ces « crimes contre la vie. » Un constat embarrassant pour le pape François qui a mené, en octobre dernier lors d’une catéchèse place Saint Pierre, une charge violente contre les laïques qui pratiquent des avortements que rien ne peut justifier à ses yeux…

Contacts presse : Rima Matta/Pauline Boyer : 01 55 00 70 41 / 70 40 / r-matta@artefrance.fr / p-boyer@artefrance.fr