« L’esprit du Christianisme » de Joseph MOINGT (2)

Deuxième partie; Quelle est la vérité du christianisme issu de Jésus ?

Comment la discerner ?

Dans  la seconde partie de son livre, J. Moingt part de la constatation  qu’il formulait à la fin de la première partie, à savoir le dépérissement inévitable du christianisme catholique qui s’est institué dans les premiers siècles de son histoire, avec la lourde armature qui caractérise une religion : une doctrine avec des dogmes à croire, une morale et des préceptes définissant le permis et le défendu, des rites à observer, des responsables sacralisés. Et il  se donne la tâche de répondre à la question qu’il a soulevée : en amont  de l’institution de la religion chrétienne, quelle est la vérité du christianisme issu de Jésus ? Sur quoi se fonde-t-elle ? En quoi remet-elle en question les élaborations théologiques qui ont été faites par la suite ?  La question est décisive car elle touche à l’essentiel de ce qu’est l’esprit du christianisme et de sa crédibilité.

Pour  ce faire, J. Moingt,  examine en deux parcours successifs les deux manières dont le témoignage de Jésus, comme révélateur d’une Bonne Nouvelle venant de Dieu, a été présenté et interprétée :  en premier lieu par les  apôtres et les premiers chrétiens (c’est « La prédication apostolique » dont le Nouveau Testament est le contenu ; J. Moingt se réfère surtout aux lettres de Paul et à l’évangile de Jean) ; en second lieu, ce qu’il est advenu de « la Prédication apostolique » dans  « La tradition de l’Eglise », c’est à dire la doctrine et les structures de l’Eglise  qui ont été élaborées par la suite. Cette comparaison aboutit à manifester le décalage ( et même le dérapage) de la seconde manière vis à vis de la première.

Premier parcours : la révélation de Jésus dans le sillage de la prédication des apôtres

L’étude porte sur les deux premiers siècles. A ce moment là  les groupes chrétiens sont peu structurés et se centrent sur l’essentiel. Ce qui leur est commun est la conscience d’appartenir à une communauté de frères, quelle que soit l’origine de chacun, juif ou non juif, en raison du message d’universalité de Jésus, ce juif exclu de sa religion pour avoir proclamé, en paroles et en actes et au prix de sa vie, cette Nouvelle dérangeante mais libératrice pour beaucoup : Dieu est un Père qui aime tous les hommes sans distinction. « Vous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni juif, ni grec ; ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes plus qu’un en Jésus -Christ. » (Gal 3,27-28 ; 4,6-7).

Il n’y a  dans ces premiers groupes chrétiens ni hiérarchie ni doctrine officielle.  « la révélation pour les tout premiers annonciateurs de l’Evangile, [n’est] pas un complexe doctrinal tiré des évangiles qui n’étaient pas encore écrits mais un fait lumineux, un cri surpris et joyeux : Il est ressuscité ». Pour eux proclamer que Jésus est ressuscité c’est équivalemment dire que Jésus est vivant de la vie même de Dieu au delà de la mort qu’on lui a infligé injustement. Manière de professer que Dieu signe les engagements de son témoin fidèle ( ses paroles et ses actes de libération) et en même temps d’affirmer que la voie  que Jésus a ouverte et à laquelle il s’est tenu jusqu’à être assassiné par ses détracteurs est chemin de vie pour tout homme et toute femme qui s’y engage.

Pour Paul, comme pour l’auteur de l’évangile de Jean,  on ne peut dissocier en effet mort et résurrection de Jésus. Sa mort a été l’aboutissement de son existence toute orientée vers l’accomplissement de la mission qu’il avait conscience d’avoir reçue de Dieu. Elle a été la conséquence de ses prises de positions  contre tout ce qui asservissait l’homme.  Cela s’est  manifesté par sa pratique « révolutionnaire » ( le mot est de J. Moingt)  « à l’égard des stigmatisés, des exclus de la bonne société : les mendiants,les prisonniers de guerre, les infirmes de naissance, les détenus. » (95) « Son programme n’ [a pas été]  un projet d’enseignement religieux du peuple ni de formation théologiques de disciples – ce qu’il fit néanmoins – mais un projet d’action, on peut même dire d’action sociale, de réforme  et de réintégration dans la société. » (95) Il ne s’y est pas dérobé, il l’a vécue avec assurance et dans la confiance totale envers celui qu’il appelait son Père.  Durant sa passion, affronté au silence de son Dieu, il a cru que celui-ci, le Dieu de la Vie, ne l’abandonnerait pas au pouvoir de la mort au moment  où il faisait don de sa propre existence pour accomplir jusqu’au bout sa mission.

Pour les premiers chrétiens, ce Jésus, par sa pratique d’ouverture à tous les  humains rencontrés, annonce un Dieu inédit, père universel auquel peuvent avoir accès en direct tous les hommes. C’est une révolution pour la religion juive habituée à penser depuis des siècles qu’elle a été choisie par Dieu pour être son témoin à la face des nations. Subitement elle se voit comme dépossédée d’un privilège dont elle avait fait une prétention. Et la place qu’occupe Jésus dans la nouvelle foi issue de lui est elle aussi problématique non seulement pour des croyants juifs, mais pour des chrétiens d’origine juive, attachés à leurs représentations. Ces derniers sont troublés : Le Dieu de Jésus est-il  le même que celui des Écritures ?

Par ailleurs, nombre de nouveaux chrétiens d’origine non-juive, séduits par la philosophie gnostique qui professe l’existence de deux Dieux, le bon et le mauvais   concluent que le Dieu des juifs, celui de la Loi,  est un Dieu mauvais et  que celui de Jésus appelant à la liberté est le bon !

Au terme de débats houleux, on s’accorde cependant sur les  conclusions suivantes :

– Le Dieu de Jésus est bien celui de l’Ancien Testament. Avec Jésus, on n’assiste pas à une scission avec le passé mais à un dévoilement du visage de Dieu dont on n’avait pas pris ou pas pu prendre connaissance auparavant. Il y a une continuité certaine mais aussi un élargissement et un affinement inconnus du rapport de Dieu avec les  hommes et réciproquement, dont l’acteur est Jésus.

–  Le rapport de Jésus à Dieu était d’une forte intimité, au point qu’on peut l’appeler et l’honorer comme le fils de Dieu ( sans  qu’on donne à ce titre le sens qu’il prendra induement  aux premiers conciles)

– Le Dieu de Jésus est le Père de tous les hommes qui s’offre à chacun et auquel  chacun peut accéder.

-Jésus est « la voie, la vérité, la vie » qui conduit à Dieu.  A chacun d’être disponible intérieurement pour emprunter ce chemin , accueillir la vérité qui est une manière de vivre,  et la traduite en actes de fraternité.

Second parcours : La révélation de Dieu dans le sillage de l’enseignement de l’Eglise.

  1. Moingt part de la constatation suivante : Si «la révélation, pour les  tout premiers annonciateurs de l’évangile, n’était pas un complexe doctrinal tiré des  évangiles  qui n’étaient pas encore écrits mais un fait lumineux, un cri surpris et joyeux : « Il est ressuscité »,   il se trouve que « la prédication que les fidèles entendent aujourd’hui dans l’Eglise est fondée sur des dogmes définis par son magistère depuis de nombreux siècles, définis sur la base d’une concordance d’Ecritures, anciennes et nouvelles, arbitrée par le consensus de clercs » (109). Est-il possible ou non de surmonter cette contradiction ?

J. Moingt va d’abord montrer comment s’est faite cette évolution et en tant que théologien il se réserve d’être critique et de poser la question : « Peut-on continuer à penser la foi et la vie chrétienne telles que l’une et l’autre ont été orientées et construite par la tradition de l’Eglise qui a pris la suite de la tradition apostolique mais pas la même orientation que celle-ci avait reçue de l’annonce originelle de l’Evangile ? » (110)

La première exigence qui s’impose est de comprendre comment on en est arrivé à cette « déviation ».

– Elle provient, dit J. Moingt,  d’abord d’un double tournant qui s’est opéré dans la seconde moitié du second siècle et durant le troisième. Le premier  tournant que Jh Moingt appelle  « le tournant religieux » substitue à l’animation et à la régulation collégiale des premières communautés chrétiennes la mise en place  à leur tête d’un épiscopat monarchique, revendiquant le pouvoir en tout point sur elles. « On voit apparaître la première structuration cultuelle de la communauté chrétienne, divisée en deux catégories bien distinguées les unes des autres, les clercs ordonnés en vue du culte et les laïcs dépourvus de tout office et signe cultuel » (115).

Par ailleurs dans les mêmes temps, on assiste à ce que Jh Moingt appelle « un tournant sacrificiel » qui concerne le sens donné à la mort de Jésus. Jusqu’alors elle  était considérée comme l’expression du don ultime et total de son existence consacrée à témoigner en paroles et en actes de l’amour universel de Dieu.
A partir du 3ème siècle, sa mort est vue comme un sacrifice expiatoire offert à Dieu en réparation de la faute initiale d’Adam et Eve. « Le repas du Seigneur » des origines, qui  faisait mémoire du mouvement de l’existence de Jésus dans une ambiance de fraternité, devient la liturgie de la messe où se renouvelle le sacrifice du Christ pour expier nos péchés. Pour cela, on se réfère aux paroles de Jésus à la cène qui renvoient aux sacrifices de l’Ancien Testament. Mais on sait aujourd’hui qu’elles n’ont pas de valeur historique. Avec ce « tournant sacrificiel », le prêtre chrétien prend en quelque sorte la relève du prêtre juif  qui offrait des sacrifices en hommage à Dieu. Et le laïc chrétien devient totalement dépendant du prêtre dans sa relation à Dieu : pécheur, il n’a accès à la réconciliation avec Lui que par l’entremise du prêtre.

– Troisième tournant : par la suite, dans les conciles des 4ème et 5ème siècle, les évêques, qui prétendent détenir un mandat divin pour interpréter la foi, définissent les grands dogmes chrétiens : la Trinité, l’incarnation et la rédemption, dont les contenus excèdent de beaucoup ce qu’exprime la « prédication apostolique » sur Jésus, Dieu, l’Esprit-saint.  J. Moingt le démontre à partir des lettres de Paul et de l’Evangile de Jean. Il fait état de l’immense décalage entre les affirmations de Paul et de Jean et les doctrines des conciles, dont le résumé est le grand credo que l’on récite à la messe.

Il fait remarquer  de plus que, si ces affirmations dogmatiques n’informent plus présentement la vie des chrétiens, à quoi servent-elles ? «  La vérité de notre foi peut-elle être indépendante de l’aide qu’elle apporte aux hommes pour exister en ce monde et qu’elle ne peut leur apporter qu’en les aidant à le construire à l’image du Dieu qui inspire cette foi en Lui ? C’est peut-être la question essentielle dont l’Eglise s’est trop légèrement débarrassée, en se préoccupant avant tout de son orthodoxie, c’est à dire de la fidélité à son passé, au point d’en être réduite aux dimensions et à l’espérance de  la vie du christianisme d’aujourd’hui ? Essayons de penser la vérité de la foi à la lumière de celle qu’elle reçoit de Dieu et projette sur le monde où nous vivons … 145.

C’est un appel à retrouver les convictions professée par la « Foi apostolique » au delà des élaborations théologiques des siècles suivants qui sont devenues la doctrine officielle de l’Eglise catholique. Telle est la question que pose courageusement J. Moingt à son Eglise. 

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