Nous les enfants de prêtres !

Alors que l’institution catholique préfère ne pas savoir, ils sont nombreux à se plier à la loi du silence. Pour L’Express, pourtant, quelques-uns ont accepté de témoigner.

L’air appliqué, un petit garçon métis fait ses devoirs sur la table de la salle à manger. De l’autre côté du couloir, Sophie, la mère, est là, dans la cuisine qu’elle a repeinte en jaune canari, comme un défi à la grisaille des Vosges. Elle raconte les premiers rendez-vous dans un café, les escapades en amoureux. « Très vite, il m’a demandé: Qu’est-ce qui te ferait plaisir? Je lui ai répondu: un bébé. Il a dit: d’accord! »

Un frôlement derrière la porte. C’est lui, Matthieu, son fils de 10 ans. Il file comme un artiste en coulisses qui n’oserait pas entrer sur scène. Pas besoin de lui dire ce que sa mère raconte. Il connaît l’histoire depuis toujours. Son papa est un prêtre. Un homme de Dieu, qui a préféré ses paroissiens à ce gosse à fossettes et à sa mère antillaise qui rit fort. « Pendant la grossesse et l’accouchement, il était toujours là près de moi, raconte-t-elle. J’étais comblée. Mais après la naissance, il a disparu plusieurs jours. Et, depuis, il n’est jamais revenu vivre avec nous. Il dit qu’il a des engagements à tenir. Et son fils, alors? Moi, je fais tout toute seule, j’en ai marre. »

Les tourments de l’Irlande

L’Eglise irlandaise n’en finit plus de payer ses lourds secrets. Depuis une quinzaine d’années, des révélations fracassantes ébranlent la confiance de la population (3,8 millions d’habitants) envers l’institution religieuse: dignitaires du clergé vivant maritalement, scandales sexuels et, surtout, multiples affaires de pédophilie impliquant des prêtres et des moines. En 1992, la presse révèle qu’Eamonn Casey, le très populaire évêque de Galway, a un fils de 17 ans, né d’une liaison avec une Américaine. Pour entretenir sa progéniture, le prélat a même pioché dans le denier du culte.
L’émoi est considérable, Casey démissionne et quitte le pays, ses paroissiens refusent de lui jeter la pierre. L’opinion sera moins compréhensive, l’année suivante, en apprenant que le père Michael Cleary, porte-parole très rigoriste de l’Eglise, avait, lui, … deux fils cachés. «Dans les années 1990, le fossé s’est creusé entre une Eglise aux positions très conservatrices et une société plus urbaine, en plein boom économique et en quête d’émancipation, explique Jean Guiffan, historien spécialiste de l’Irlande. La révélation de toutes ces affaires a accéléré le processus de défiance.»
Dans un pays catholique à 90%, où l’avortement est toujours interdit, où le divorce et le libre recours à la contraception ne datent que de 1995, la succession de cas d’abus sexuels sur des enfants commis par des religieux va tourner à l’affaire d’Etat. Le gouvernement Reynolds sera contraint à la démission en 1994, pour avoir volontairement retardé l’extradition de Brendan Smyth, un prêtre pédophile, vers l’Irlande du Nord, sous domination britannique. Depuis, des milliers d’Irlandais ont porté plainte, affirmant avoir subi dans leur jeunesse des mauvais traitements et des violences sexuelles dans les orphelinats, pensionnats et écoles tenus par les congrégations religieuses. Une commission d’enquête sur le sujet, créée en 2001, est en train d’exhumer des affaires remontant jusqu’aux années 1940. Plus d’une centaine de membres du clergé ont déjà été condamnés pour abus sexuels sur des mineurs.
Un fonds d’indemnisation de près de 500 millions d’euros, abondé par l’Etat et les ordres religieux, a été débloqué pour les victimes. Malgré un Mea culpa officiel en 2003, l’Eglise catholique d’Irlande, toujours omniprésente dans le système éducatif et les hôpitaux, voit ses fidèles se tourner vers d’autres chapelles. Parmi leurs priorités dans la vie, les Irlandais classent désormais les soirées télé et les sorties au pub avant la fréquentation de la messe dominicale.
par Boris Thiolay  Auteur

Quand Matthieu avait 1 an, l’évêque a convoqué le prêtre, Sophie et leur bébé. «Es-tu le père de cet enfant? » a demandé le prélat au curé. « Non, a-t-il répondu !» Il aura fallu que la mère célibataire porte l’affaire devant le tribunal des affaires familiales pour que le père reconnaisse l’enfant, en 2002. Depuis, le diocèse a envoyé ce prêtre quadragénaire officier à 100 kilomètres de chez eux. Mais sans lui demander de remettre sa charge. La porte s’ouvre. Matthieu tourne et retourne autour de la table de la cuisine en tapant dans un ballon. « Mon père ne tient jamais ses promesses, il n’est jamais là quand on a besoin de lui, lâche le garçon dans un souffle. Moi, ce que j’attends, c’est pas des cadeaux, c’est son amour, ça vaut de l’or, son amour. » Regard muet de la mère. « Et je voudrais dire autre chose, reprend le petit: il a gâché mon enfance, mais il ne gâchera pas ma vie. »

Matthieu et sa mère vivent à deux pas de l’église de leur village. Sophie, peintre amateur, se charge des factures et du loyer. Dans un coin de la pièce, l’ordinateur attend que le père l’emporte chez le réparateur. Quand le prêtre passe, c’est toujours en coup de vent, les bras chargés de victuailles et de vêtements pour son fils. De temps en temps, il va le chercher à l’école. Ensemble, ils parlent de foot ou de son carnet de notes. Ça tombe bien: Matthieu est un crack. « Mon père, il vient toujours après la bataille, s’énerve le gosse en montrant fièrement son cahier sans ratures. Je travaille comme un fou pour devenir ingénieur plus tard; parfois je me couche à 22 heures à cause de ça, et lui, il vient juste pour signer le bulletin ! Ce père-là, c’est comme un médicament contre le rhume: ça soigne un peu, mais avec des effets secondaires. » A force d’entendre sa mère tempêter contre ce paternel toujours absent, Matthieu s’est fabriqué un langage d’amour, où les mots de sa mère se mêlent à ses expressions d’enfant. « Pour moi, dit-il, ce qu’a fait mon père, c’est comme une chose de la vie qu’il faut assumer. »

Combien sont-ils, ces fruits de la «chaire» qui ont grandi dans le silence, le mensonge ou la honte? Impossible à dire. L’association Plein Jour, créée en 1996 par des «amies» de prêtres, a été contactée par plus de 300 femmes. Beaucoup sont tombées amoureuses très jeunes. Les plus âgées ont noué leur destin chez leurs parents, ou à la messe. Les autres, aux Journées mondiales de la jeunesse, parfois sur Minitel. Un rendez-vous par-ci par-là, quelques week-ends, des vacances pour les plus vernies. Bien peu d’enfants nés de ces amours clandestines acceptent de témoigner. Même pour dénoncer l’hypocrisie d’une Eglise catholique qui pratique le double langage, interdisant tout en fermant les yeux sur ses curés « volages ».

Pour Marc Bradfer, c’était parler ou sombrer. A 15 ans, ce fils d’une famille de huit enfants apprend que son père, décédé quelques années plus tôt, appartient à la caste ignominieuse des prêtres défroqués. Vingt ans plus tard, cet homme, qui ne se sent pas la force de fonder un foyer, livre son secret dans un récit autobiographique, « Fils de prêtre » (Editions Elytis). Il s’attarde sur la culpabilité brûlante qui a broyé sa famille d’une génération à l’autre, comme une malédiction. « Notre mère répétait souvent: Ma faute, ma très grande faute.? Au cours d’une dispute, elle a balancé la vérité à l’une de mes soeurs, qui avait 14 ans, pour atteindre mon père. Ma soeur lui a répondu: T’en as bien voulu, du curé. »»

C’est vrai qu’elle en a bien voulu, Jacqueline, de ce curé du Nord qui lui avait proposé de s’enfuir avec lui à Toulouse. La jeune chanteuse de la chorale de l’église de Fourmies avait suivi son amant. Le couple s’est marié en 1944. Mais la belle histoire a tourné au duel à la Bernanos, tous deux se reprochant mutuellement d’avoir séduit l’autre. Dans la maison, l’atmosphère est devenue insoutenable. Marc, le septième enfant, a fait des « petites » tentatives de suicide. L’un de ses frères est allé jusqu’au bout. Il s’est tué à 20 ans.

Chez Luc, c’est d’abord le regard, noir comme la réglisse, qui accroche. Puis le visage taillé à la serpe, dont les lignes se brouillent quand il évoque un épisode du passé qui fait mal. Il a 5 ans lorsque sa mère lui révèle que son père porte l’habit. Elle lui parle de cet amour fou qui l’a liée à ce brillant intellectuel dominicain, de vingt ans son aîné. Les mensonges, les hypocrisies de l’institution, Catherine les garde pour elle. Elle n’évoque pas non plus les trois frères de la congrégation venus rendre visite à ses parents peu après son accouchement pour leur demander de garder le silence, « en bons chrétiens». Elle « lègue » le secret familial à son fils, avec le mode d’emploi: « Pour les catholiques, un prêtre ne peut pas avoir d’enfants, alors à eux, il ne faut pas le dire, tu sais. Les autres peuvent savoir. » Pas la peine d’en rajouter: Luc a tout compris. Lorsqu’une tête inconnue se présente à la maison, il se tourne vers sa mère en chuchotant: « Et à celui-là, on peut le dire? »

L’enfant a si bien compris qu’il grandit sans poser de questions. Quand à l’enterrement de sa grand-mère paternelle – qu’il a vue de temps en temps – la famille le présente aux amis éloignés comme «un neveu», il encaisse. Il encaisse encore lorsqu’un jour, au cours d’une randonnée en groupe, son père fait mine de ne pas entendre lorsqu’il lui lance: « Papa, attends-moi! » Chaque fois qu’un pépin lui tombe dessus, le gamin ne peut s’empêcher de se dire qu’il « paie » pour le péché dont il est l’incarnation. Mais il se tait. Il aime son père.
A l’école, en revanche, il lâche tout. Le prêtre l’interprète comme un appel au secours et le fait venir près de lui. Luc reste un an dans la communauté qu’il a fondée dans un quartier déshérité du nord de la France. Il dîne en compagnie des frères et s’endort sur l’Evangile de Matthieu, que son père lui lit tous les soirs. Dehors, l’enfant croise des clochards, des femmes battues, des alcooliques. Une vraie cour des malheurs dans laquelle son père, fils de la haute bourgeoisie, se démène corps et âme. « Je me suis dit que mes soucis ne devaient pas peser beaucoup à côté de tout ça », soupire Luc. Pourtant, entre ce père isolé dans son monde et ce fils en mal d’autorité, quelque chose s’échange. Une ferveur, qui permettra à Luc de pardonner. Beaucoup plus tard. « Je ne lui en ai jamais voulu d’être un homme de conviction, dit-il aujourd’hui. Il y a toujours eu beaucoup d’amour entre nous. Mais nous sommes comme deux étrangers. »  A 38 ans, divorcé, endetté, Luc se reproche d’avoir manqué de « rigueur » dans sa vie. Croit-il toujours en Dieu? « Je suis agnostique. Adorer quelqu’un qu’on n’a jamais vu, moi, ce n’est pas mon truc. »

Il fait beau sur Caen. La table est dressée dans le restaurant préféré d’Olivier, au pied du château de Guillaume le Conquérant. « Olive », la trentaine, une dégaine un peu baba cool, n’aime pas parler de lui. Longtemps, cet animateur dans des centres de jeunesse a préféré mettre son chagrin dans les mots des autres. Ceux de Patrick Bruel ou de Jean-Jacques Goldman, ses idoles.
Un jour d’hiver 2003, pourtant, « Olive » a «tout fait péter ». Trop de questions. Trop de silences qui pèsent sur l’estomac. Il s’est rendu dans le village de Sarceaux. Il a sonné au presbytère, mais personne n’a ouvert. De sa besace, il a sorti une liasse de feuilles dactylographiées, qu’il a glissées dans les boîtes aux lettres des habitants. Il a aussi placardé la missive sur l’Abribus et la vitrine du coiffeur, en ramassant un peu de neige sur le trottoir pour coller le tout. « Ceci n’est pas une publicité, juste un message d’un homme en colère », disait la curieuse épître aux paroissiens. Le message ? Olivier révélait que le curé du lieu était son père ainsi que celui de ses deux soeurs. En post-scriptum, il avait inséré la photo de trois charmants bambins se tenant par la main. Trois orphelins. « Je n’ai pas agi par vengeance, je voulais juste que ça se sache avant que mon père ne meure. »

Il a réussi son coup. Ardisson, Delarue, toutes les stars de la télé ont réclamé sur leur plateau ce fils de cureton aux manières de corbeau. Mais « Olive » a décliné les invitations. Aujourd’hui, il veut bien se confier. « Ma mère me répétait: Je ne peux pas te parler de ton père. Elle m’avait juste lâché son prénom, une fois, en voiture, se souvient-il. Mais moi, je me demandais sans cesse qui était cet homme. Il ne pouvait pas être mort, puisqu’on n’allait jamais à la Toussaint sur sa tombe. Il était peut-être en prison, mais on n’allait jamais le voir. » A l’école, le garçon trace un trait sous la rubrique « profession du père ». «Il y avait toujours un prof pour me demander pourquoi je n’avais rien mis. » Le lundi, ses copains racontent les parties de foot avec papa. Lui n’a rien à dire.

Un jour, Olivier fouille dans les papiers de son grand-oncle, un prêtre décédé, à la recherche de documents sur la Seconde Guerre mondiale. Soudain, il tombe sur une lettre. L’homme d’Eglise savait, depuis la naissance de la soeur d’Olivier, qui était leur père à tous les deux. Dans sa lettre, l’aïeul révèle à l’évêque de l’époque que son petit-neveu et sa petite-nièce sont les enfants de l’un des curés du diocèse. « Je suis resté à genoux dans la cave de ma grand-mère », raconte Olivier. Il a alors 20 ans. « Je sais qui vous êtes », écrit-il à son géniteur. Celui-ci lui donne rendez-vous par lettre dactylographiée, non signée, près de l’église de Caen. Les retrouvailles tournent court. « Il m’a affirmé que personne ne savait, alors que j’avais la preuve que l’évêché était au courant. » Va-t-on encore lui mentir longtemps? Olivier se cabre. Les années filent. « Je n’arrivais pas à comprendre comment mon père pouvait supporter cette double vie. Pour moi, un prêtre, c’est quelqu’un qui est censé dire aux gens ce qui est bien ou mal. »

Après l’épisode des boîtes aux lettres de Sarceaux, le religieux octogénaire a pris sa retraite et reconnu sa progéniture. En « papy » tombé du ciel, il assiste aux réunions de famille et offre des cadeaux à ses petits-enfants. « Je ne lui en veux pas, j’ai gagné un père, dit Olivier, mais pour moi, il aura toujours fait le mauvais choix en nous préférant ses fidèles. » Le choix d’une vie en clair-obscur, où la fidélité à une institution qui préfère le silence au scandale fabrique aussi beaucoup de malheur.

L’Express 2005